Des Jours sans Fin
terribles chiens, ils étaient redoutables et redoutés. Et cependant ils firent moins de mal, tuèrent moins que les kapos. La plupart étaient d’ignobles brutes, j’en connus cependant deux ou trois qui eurent, certaines fois, des gestes humains.
— Le Rapportführer était le véritable dictateur du camp et son principal tyran, maître absolu de toute la discipline, des appels, rassemblements, brimades… J’en connus quatre au kommando Heinkel, tous très mauvais, mais tout spécialement le second et le dernier (celui-ci ayant droit encore à une mention toute spéciale). Ces gens-là, simples sous-officiers, furent les responsables de beaucoup de morts.
— L’Oberscharführer et le Lagerführer étaient d’importants personnages que l’on voyait peu. L’un correspondait à un adjudant-chef, l’autre était sous-lieutenant, lieutenant ou capitaine S.S. Ils dirigeaient l’ensemble du camp, s’occupaient de son ravitaillement (en y tripotant pas mal à leur profit), assuraient les liaisons officielles avec la direction de l’usine. Nous étions en général des êtres trop méprisables pour souffrir directement de leurs mains.
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— Ce n’est pas sans appréhension que nous pénétrons, en ce soir du 13 septembre 1943, dans le hall de l’usine. Nous sommes arrivés d’hier ; ce matin, chacun d’entre nous est passé devant une commission. Ainsi ont été éliminés quelques camarades qui resteront au camp pour la Lagerbau ou les services intérieurs. La plus grande partie constitue deux équipes, le kommando « eins » (machines-outils) fort de vingt ouvriers environ qui travaillent dans le hall est, et le kommando « zvei », le mien, groupant deux cent cinquante ajusteurs, soudeurs, forgerons, perceurs, outilleurs installés dans le hall ouest ou dans les réduits commandés par le long couloir qui réunit les deux bâtiments principaux.
— Il est 6 heures du soir, au ciel brille encore un beau soleil chaud et bienfaisant, dont les derniers rayons illuminent l’intérieur de la grande bâtisse où s’alignent de chaque côté d’une large allée centrale des séries d’établis massifs. Poussés par nos quatre kapos, matraque en main, accompagnés du seul Blockführer arrivé avec nous, auquel, par suite d’une assez vague ressemblance, on a donné le nom de Fernandel, armé, lui aussi, d’un énorme nerf de bœuf, nous nous groupons tous au milieu, ahuris, inquiets et bien décidés à œuvrer au minimum.
— Un contremaître, porteur d’une liste, fait l’appel des matricules et désigne la place de chacun. Aussitôt cette formalité remplie, partout fusent les « Arbeit, Arbeit » avant même que l’on sache ce qu’il faut faire.
Le personnel de maîtrise est allemand : des civils, dirigés par un ingénieur. Pour ma part, je m’installe au marbre à tracer, avec un camarade français, un Tchèque et un Polonais. Nous serons assis, et c’est beaucoup ; notre civil ne nous fait pas mauvaise impression, il nous montre l’outillage, quelques pièces à préparer pour les ajusteurs ou les perceurs, puis disparaît.
— À minuit, un coup de sifflet strident suspend la chanson grinçante des limes et le chuintement des chalumeaux. Le kommando « un » se joint à nous et, dans un désordre indescriptible, au milieu des vociférations des kapos, des détenus allemands, de quelques Polonais et du gros Ivan, chauffeur de locomotive russe, qui leur prêtent main forte pour matraquer, bousculer, malmener la foule… et la voler d’une bonne partie de sa ration, la distribution de la soupe commence. Celle-ci, jusqu’à la construction des cuisines du camp, sera fournie par la cantine de l’usine. Il faut reconnaître qu’elle est assez bonne, mais justement pour cela, d’innombrables parasites parmi les kapos, sous-kapos, protégés de kapos, Stubendienst, aide-stubendienst, etc. en prélèvent une notable portion, le reste étant chichement partagé entre nous.
— Après une heure d’interruption où des milliers de coups ont été distribués sans compter les bourrades échangées entre détenus, où plusieurs camarades ont vu leur gamelle renversée à terre avant d’avoir pu y goûter… heure pire en somme que les temps de labeur, le sifflet nous remet à l’ouvrage. Le sommeil et la fatigue se font sentir, les paupières deviennent lourdes, il faut résister car les caïds veillent, matraque en main. Enfin, à 6 heures du matin, alors que
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