Des Jours sans Fin
médiocres. Je n’ai pu, certes, juger les principaux ingénieurs, mais Wons, le nôtre, n’est qu’un chien hargneux et borné. Parmi la maîtrise, Kath connaît son affaire, Schumacher aussi, quelques autres encore, en particulier Gehracht, mon Meister de Schwechat. C’était un as, lui, mais on l’a fait finalement partir, il n’était pas membre du parti et n’aimait pas le fascisme. Les autres, Hoffmann, le « pot à tabac », « simplet », « groin de cochon ou le blond à lunettes » (ce sont les noms que je leur donne)… Des croûtes, mais ils sont tous S.A., S.S. ou enragés nazis. Ils nous haïssent…
— À Floridsdorff, en arrivant le 26 juin 1944, il n’existait que deux baraquements en planches terminés, mais pas bien grands. Le dernier kommando rentré, et c’était le mien, devait aller s’abriter dans le troisième bâtiment du camp, en maçonnerie celui-là, mais qui ne possédait ni porte, ni fenêtre, ni toit. Il y faisait terriblement froid, même à cette époque, et nous passions notre temps, dès une heure du matin, à battre la semelle en cadence.
Nous n’avions alors aucune couverture et cependant d’assez nombreuses, récupérées dans les décombres de Schwechat, étaient entreposées près des cuisines, en un gros tas. Une nuit, grelottant, Ducroix et moi voulûmes aller en chercher, mais les policiers veillaient dans la cour, ils nous foncèrent dessus, gourdin haut et nous dûmes effectuer une retraite à une allure accélérée.
— Peu à peu, cela s’arrangea, mais nous ne reçûmes des couvertures que six semaines après notre arrivée, et encore une seule pour trois ou quatre et l’on couchait toujours à même le ciment, en sardines, la tête sur les sabots et la gamelle de peur des vols de ces très précieux objets. C’est dans cet état que nous trouva une commission d’enquête, venue fin juillet 1944, pour visiter le camp et chercher les causes du rendement infime de la fabrique. Ces messieurs ne cachèrent pas leur étonnement, le S.S. qui les accompagnait, le seul qui se soit toujours montré correct (à tel point que nous l’appelions parfois le « sympathique »), leva les bras en signe d’impuissance.
— Cette visite concorda avec l’amélioration de la nourriture, mesure générale dans tous les camps de concentration en cet été 1944. Le travail n’augmenta pas pour autant.
— De toutes ces nuits, beaucoup me sont restées nettement en mémoire, je n’en noterai que deux.
— La première se passait à Schwechat. C’était dans l’intervalle séparant les bombardements du 23 avril et du 26 juin 1944, un samedi soir. Tout l’effectif était comprimé dans les blocks 1, 2, 3 et 4, les trois petits 5 à 7 ayant été presque entièrement détruits. Je n’avais pas de place pour dormir et, après avoir erré partout en quête d’un gîte, de guerre lasse je me décidais à m’asseoir dans un coin pour y passer la nuit. C’est alors que je fus interpellé par le grand Jo, mon compagnon de Sarrebrück. Il était devenu, depuis peu, un personnage sans l’avoir cherché d’ailleurs. Au lieu de recevoir des séries de vingt coups de schlague à l’usine comme cela lui était arrivé plusieurs fois, il dirigeait un petit kommando de demi-invalides, une vraie cour des miracles. Il était bien kapo, mais tout petit encore et n’intriguant pas. Il couchait avec la masse dans une case à l’étage du milieu. Il m’invita gentiment à le rejoindre dans son lit. J’acceptai avec reconnaissance mais il y avait déjà Jean Joly.
Que l’on s’imagine un peu une couchette de 80 centimètres déjà occupée par deux grands corps (Jo et Jean Joly mesuraient l’un et l’autre 1,85 m et étaient larges en conséquence). Je m’installai tant bien que mal, au bout, la tête sur leurs pieds, dans une position indéfinissable, craignant de remuer d’autant plus que Jean avait les deux jambes couvertes de plaies qui lui arrachaient des gémissements au moindre heurt. Je crois bien n’avoir pas fermé l’œil une minute. Au lever, moulu, il n’en fallut pas moins retourner à la galère.
La deuxième se situe à Floridsdorff. Le plaisir y fut d’un autre genre. Nous dormions tranquillement, eu sardines, lorsque les sirènes commencèrent à mugir. C’était assez fréquent. Mais presque aussitôt, les coups de canon firent trembler tout le camp. Le spectacle était magnifique, aspect classique d’une nuit d’alerte avec
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