Des Jours sans Fin
individus vivent dans un même voisinage, il s’établit entre eux des échanges. Que l’on nomme cela d’une façon ou d’une autre, peu importe, le fait est là. Les sociétés primitives subirent cette loi, la société des camps de concentration n’y échappa point.
— Le troc, bien entendu, dominait largement : échange de pain contre soupe, de denrées alimentaires contre un service rendu ou un travail fourni, etc. Enfin existait une véritable monnaie : le tabac.
— Tout ceci obéissait à l’implacable loi, plus forte que les hommes, de l’offre et de la demande et de véritables cours commerciaux s’établissaient tout comme dans les économies normales.
— L’alimentation tenait la première place parmi les marchandises offertes. Les vendeurs étaient les caïds, qui disposaient des quantités désirées en volant dans les magasins ou en rognant sur nos rations, les Stubendienst, les protégés, les bénéficiaires de nombreux colis (tchèques et polonais) et aussi les fumeurs impénitents qui « organisaient » xxv le pain du voisin pour le vendre (procédé très en honneur chez une grosse proportion des Russes) ou qui cédaient une partie de leur déjà trop maigre portion (tous ceux de cette catégorie que j’ai connus sont morts).
— On achetait aussi des chaussures, des chiffons, un « mütze » xxvi ou bien un couteau, une plaque d’identité finement gravée, tout le résultat de la « perruque » de l’usine.
— Pour payer, il fallait fournir quelque chose. C’est pourquoi la plupart des ouvriers de la fabrique, ceux qui en étaient capables tout au moins, « perruquaient » à tour de bras. Un travail mieux soigné possédait une plus grande valeur et ce n’était que justice car l’auteur y avait consacré de longues heures, encourant de grands risques. Il y avait aussi la cession d’objets précieux que certains camarades, ayant réussi à dissimuler à travers les fouilles, vendaient pour s’assurer, quelque temps, un supplément de nourriture. Ducroix avait ainsi abandonné une belle montre au kapo des cuisines Karl Roll, contre la promesse d’une soupe quotidienne, pour lui et ses amis, jusqu’à la libération. En bandit qu’il était, ce dernier paya dix à quinze jours, ensuite il ne voulut plus rien savoir.
— Un autre moyen consistait à vendre ses dents en or. On se faisait arracher une couronne et cela valait très cher, au moins deux à trois kilos de pain ou une dizaine de soupes. Ce trafic, particulièrement odieux, était général dans tous les camps de concentration au profit des S.S. ou des supercaïds.
— Deux Français, au cours des premiers mois de 1944, confectionnaient des bagues à la fabrique sur lesquelles ils fixaient une plaquette en bronze, bien poli, ressemblant étrangement à de l’or. Ils résolurent de les placer au camp et enregistrèrent des commandes importantes du Lagerältester, du kapo Karl et, par leur intermédiaire, de certains S.S. C’était très beau, ils étaient amplement ravitaillés…
— L’un d’entre eux travaillant avec moi m’avait demandé un jour de montrer ma bouche au Blockältester 3, le grand nez de triste mémoire, pour lui inspirer confiance. Bon garçon, j’avais accepté et ébloui le Boche par la qualité et la quantité de mes couronnes et bridges. J’étais ainsi le répondant, sans trop m’en rendre compte… Je n’y avais vu tout au plus qu’un petit service rendu à un compagnon qui « se débrouillait ». Celui-ci manquait d’ailleurs d’élégance car il me racontait, chaque jour, dans le détail, les bonnes choses dont il s’était gavé et, à l’usine, il me mangeait au nez trois ou quatre gamelles de soupe et du pain. Quant à moi, je devais me contenter de ma ration.
— Un jour, l’affaire tourna mal. Devant l’abondance des bagues, les acheteurs s’étaient émus, ils firent des essais avec un peu d’acide et s’aperçurent de la supercherie. Cela devait arriver, il ne fallait pas exagérer. Le « faussaire » eut la chance de partir juste à ce moment dans un transport de malades pour Mauthausen, ses jambes n’étant qu’une plaie, cela empêcha le Blockältester 3 de le prendre. Quant à moi, je compris, un peu tard, que j’avais été terriblement imprudent en dévoilant ainsi mes richesses, cela pouvait me coûter la vie. Il n’est pas toujours bon d’être complaisant. J’en voulus longtemps au camarade égoïste qui m’avait
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