Des Jours sans Fin
mêlé, sans aucun profit pour moi, à ses petites affaires louches. À sa décharge, il faut dire qu’il était dérangé mentalement. Cela ne le sauva pas, il mourut lamentablement au Revier de Mauthausen, au cours des dernières semaines. Je lui ai pardonné de grand cœur. Lui, avait manqué à la dignité. Je dois ajouter qu’il était parmi nous, je crois, non pour cause de résistance comme il le disait, mais pour trafic d’or plus ou moins propre sous l’occupation.
— Enfin, je l’ai dit, le « nerf de la guerre » était le tabac. Celui-ci provenait des colis polonais et de la cantine. Cette dernière institution fonctionnait à Mauthausen au profit de ceux qui y possédaient de l’argent. On leur distribuait, de temps à autre, des cigarettes, un peigne (ô ironie !), un carnet (que l’on reprenait le lendemain au cours d’une fouille)… pour un prix prohibitif et, un beau jour, on leur disait : « Vous ne disposez plus d’aucun crédit. »
— À Sarrebrück, en août 1943, on nous avait pris l’argent apporté de France et, au moment du départ spécifié qu’il nous accompagnait pour nous être restitué. Cinq ou six fois, à Mauthausen d’abord, en kommando ensuite, on fit la liste de « ceux qui possédaient des fonds », personne ne reçut jamais rien. La cantine, chez Heinkel, ne fonctionnait d’ailleurs qu’avec de faibles sommes fournies par la direction de l’usine.
— Que l’on n’aille pas imaginer, par cantine, un local tel qu’il en existe dans les casernes ou certaines usines, où l’on peut aller consommer ou acheter quelques objets. Non, aucun rapport. De temps en temps, après l’appel, les kommandos passaient devant un guichet où les hommes percevaient, au petit bonheur, quelques cigarettes et un morceau de savon ersatz absolument inutilisable car il ne se dissolvait pas dans l’eau. Une fois, quelques ouvriers reçurent une petite bouteille d’eau dentifrice mais pas de brosse, bien entendu ! Quelques-uns la burent. Quoi qu’il en soit, les cigarettes rendaient bien service.
— En principe, tout marché était interdit, mais personne ne s’y opposait, et pour cause : les S.S. et les caïds en étaient à la fois les principaux pourvoyeurs et premiers bénéficiaires. Il se tenait principalement au waschraum, mais aussi dans les blocks après les distributions.
— Les vendeurs s’installaient dans un coin attendant le client, ou bien se promenaient lentement, offrant leurs marchandises en toutes les langues :
— « Komo zoupe na chleba », disaient les Russes.
— « Pradaïoch xxvii . »
— « Brot, suppe zu verkaufen…» etc.
— On voyait proposer des choses invraisemblables.
— Lorsque l’on avait envie d’un petit supplément et que l’on pouvait payer, on allait au marché. D’interminables discussions s’engageaient :
— « Wieviel zigaretten ? »
— « Zehn. »
— « Zehn ! Du, verückt ! »
— « Warum ich verückt ? – Du, du, verückt ! »
— « Weg – weg – Du, verückt – du Krematorium ! »
— À la fin, on tombait d’accord, le troc s’effectuait.
— Certains jours, le marché était abondamment garni, les cours s’effondraient. D’autres fois, il n’y avait rien ou bien tout était si cher que l’on renonçait. En désespoir de cause, on allait trouver quelque Stubendienst connu pour vendre tant pour lui que pour le compte des chefs de blocks, ou bien on attendait la sortie des « Kartoffelschälen » xxviii qui travaillaient pour la cuisine du camp et pour celle de la troupe. Malgré les fouilles, malgré les risques, ceux-là « sortaient » souvent quelque chose.
— Dans les marchés, il y avait les as et les éternels roulés, ceux qui trouvaient le bon morceau et ceux qui achetaient du rutabaga déjà sucé sur lequel le vendeur avait versé de l’eau. Il y avait ceux qui dépensaient toutes leurs cigarettes le premier jour de peur de se les faire voler (ce qui était fréquent) et ceux qui, plus audacieux, attendaient, escomptant, presqu’à coup sûr d’ailleurs, la baisse avec l’épuisement rapide de cette monnaie essentiellement fragile et instable. De véritables spéculateurs vendaient même une ration au prix fort pour en racheter deux avec la même somme huit ou quinze jours plus tard.
— Tout ceci créait de l’animation dans le camp et l’on assistait à des scènes non sans saveur. Toujours est-il que celui qui
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