Des Jours sans Fin
Beaucoup de nazis bon teint, afin d’échapper aux dangers du front, se sont en effet improvisés contremaîtres, chefs d’atelier, voire même ingénieurs, sans rien connaître de la mécanique, et c’est ce qui nous sauvera. On peut imaginer les résultats. En fait, l’usine, créée pour la construction des moteurs d’avion, n’arrivera jamais à sortir qu’un nombre ridicule de moteurs dont la moitié sera rebutée lors des essais. Oh ! grand Reich ! où est ton « potentiel industriel » ?
— Ma prise de contact avec le tour devant lequel on m’installe est assez délicate. Grâce au ciel, le contremaître chargé de me mettre au courant paraît n’en savoir pas plus long que moi. Il passe sa matinée à essayer de régler la machine, puis, de guerre lasse, me laisse me débrouiller tout seul. On devine ce que le malheureux outil doit alors endurer. Ce travail en usine est une énorme farce. Nous passerons tout notre temps à nous affairer autour de l’outil qui nous est dévolu, attendant les instructions et des régleurs qui ne viendront jamais et nous aurons la satisfaction de ne rien produire pour la machine de guerre ennemie tout en soumettant le matériel à des épreuves inattendues. N’empêche que, pour mon compte, ayant ainsi brillé comme tourneur, on me jugera capable de devenir fraiseur, ajusteur ! puis ouvrier qualifié à la réparation du matériel pour finir, enfin, dans un poste plus conforme à mes véritables aptitudes : celui d’interprète français-allemand et secrétaire.
— Oh ! tutélaire usine, nous te devons certainement d’avoir pu revoir la France, malgré les brutalités du sieur Otto, tandis que nos infortunés compagnons restés aux corvées de charbon et de terrassement allaient l’un après l’autre grossir le martyrologue de Mauthausen.
— Le rendement des ateliers, déjà ridiculement bas, tomba bientôt à zéro par suite de la multiplicité des alertes. Au début, dès que les haut-parleurs installés dans chaque atelier donnaient le signal, tous les civils gagnaient les abris. Pour nous, on nous rassemblait au milieu de l’atelier où les S.S., encastrés chacun dans un abri de béton individuel, nous surveillaient. Mais bientôt une autre usine de la région subit un bombardement à la suite duquel il fut établi que les niches individuelles n’offraient pas plus de protection qu’une hutte de branchages. Alors nos S.S., ne se sentant plus en sécurité, nous emmenèrent lors des alertes, dans les abris de l’usine, notoirement insuffisants d’ailleurs pour préserver des bombes de 500 kilos. Cette insuffisance reconnue, nos geôliers prirent le parti de nous conduire, au pas de course, aussi loin que possible dans la campagne. Enfin, un grand abri fortement bétonné ayant été édifié pour les services de premier secours, pompiers et ambulances, c’est là qu’en fin de compte les S.S. purent se réfugier, et nous avec eux.
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— Ce matin 1 xliii il neige, mais dans l’usine il fait bon. Pas de S.S. à l’horizon immédiat. Je suis à ma table de pointeur où je recommence pour la troisième fois une addition de minutes. « Sept et quatre ? Sept et quatre ? » Je suis si faible que je n’arrive pas à trouver onze. C’est une des plus pénibles conséquences de la faim à répétition que cette impuissance à nouer des idées, à saisir la plus modeste opération mentale. Autre conséquence : l’engourdissement qui, le bruit de fond de l’usine aidant, conduit au sommeil. Ça y est : je me suis encore endormi. Je lutte en vain pour ouvrir les paupières. Un bon camarade, Beauclair, passe en toussant fort pour me prévenir, mon voisin tchèque laisse tomber une masse en fer pour me réveiller, le tourneur Petit crie : « Attention, commandant. » Il n’y a rien à faire. Je sais que le S.S. va arriver, me surprendre et me frapper brutalement. Je n’y puis rien.
— Ce n’est pas un S.S. qui vient s’asseoir à côté de moi, mais Emile, un bagnard allemand chargé de la vérification des pointages. Je le connais peu.
— « Achtung ! major, tu vas encore te faire assommer ! »
— Sans bouger la tête (bien entendu les conversations entre bagnards sont interdites) nous échangeons quelques paroles prudemment. Il est singulier cet Emile pour un Allemand. Il s’exprime, chose exceptionnelle, dans une langue pure et compréhensible, il est cultivé, affiche sa haine des nazis et souhaite la
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