Des Jours sans Fin
victorieuse » (sic) laissa derrière elle Troyes, Nancy, Soissons, Bruxelles, Anvers ! L’usine était pratiquement à l’arrêt. On nous occupait maintenant à tourner des obus de D.C.A. Cette fabrication d’obus était aussi déficiente que celle des moteurs. Avec environ cinq cents détenus et une centaine de civils, sans compter le personnel de maîtrise, on arriva péniblement à produire, pendant une courte période, quatre à cinq cents obus de 150 millimètres par jour, chiffre que les alertes, de plus en plus fréquentes et longues, firent bientôt tomber à rien.
— Le pays autrichien commençait à ressentir beaucoup plus directement les effets anémiants d’une guerre indéfiniment prolongée et la disette générale se répercutait en premier lieu sur notre maigre ravitaillement. Après la période d’amélioration que j’ai signalée plus haut, notre nourriture diminua graduellement en quantité comme en qualité. Dans les abris du camp on avait emmagasiné des pommes de terre pour la troupe et des rutabagas pour nous. On se hâta d’isoler ces abris par des barbelés et d’y poster des sentinelles. Mais la faim nous tenaillait et, par les nuits bien noires, beaucoup d’entre nous se risquèrent, au péril de leur vie, à essayer de se procurer ces précieux légumes. Évidemment, plus d’un paya cher son audace et souvent des coups de fusil et des rafales de mitrailleuses interrompirent notre sommeil. Quelquefois les balles perdues traversaient les cloisons de bois des baraques et, se logeant au hasard dans les chambres, y venaient blesser des dormeurs.
— Et ce fut de nouveau l’hiver. Les bombardements alliés faisaient rage sur la région. Nous étions requis à tout bout de champ pour aller déblayer quelque voie de chemin de fer des environs. Ces jours-là, bien entendu, la fabrication boiteuse des obus chômait complètement, car le système ferroviaire avait priorité même sur les fabrications de guerre. Nous payions par un travail épuisant la satisfaction que nous éprouvions à constater les dégâts causés par l’aviation alliée. À 3 h 30 du matin, nous quittions le camp pour aller prendre un train à 3 kilomètres de là. Nous nous entassions dans les wagons avec nos pelles et nos pioches et le train nous emmenait vers les lieux sinistrés qui étaient, le plus souvent, les gares de Vienne, les gares de triage de la banlieue ou d’importants réseaux d’aiguillage. Par chance, en ces expéditions, la grande affaire des S.S. qui devaient nous surveiller, était, à l’insu des sentinelles de faction, le pillage des débris de wagons bombardés et la cadence du travail s’en ressentait. Nos cerbères se contentaient de rares apparitions, orageuses certes, mais fort brèves. En revanche, ils se rattrapaient en chemin, lâchant leurs chiens sur les files extérieures et la queue de la colonne. Si le camion de ravitaillement avait pu nous découvrir, la soupe était distribuée à midi. Ce n’était malheureusement pas toujours le cas et, plus d’une fois, nous restâmes à jeun jusqu’au soir. Cependant, assez souvent, la Compagnie du chemin de fer nous gratifiait sur le chantier du peu de soupe qui restait après la distribution faite à ses propres travailleurs. Il y en avait bien peu pour chacun, mais comme cela nous changeait de notre eau chaude aux rutabagas ! Cette « soupe civile » avait connu la viande ; quelquefois même il arrivait à notre cuiller d’en ramener une bribe. Nous nous délections particulièrement des fonds de bouteillons plus gras et plus épais. Le soir notre train de ballast nous ramenait. Si la voie était libre, nous pouvions espérer être de retour vers 9 heures, mais souvent nous devions laisser passer d’autres trains, et alors il n’y avait plus de limite à notre retard. Plus d’une fois, rentrés bien après minuit, il nous fallut néanmoins repartir à 3 h 30.
— Ses xlvi camarades l’avaient surnommé « le Morse » parce qu’en dormant, il imitait inconsciemment la T.S.F. des navires. Ce pauvre diable de banlieusard parisien, devenu bagnard par simple infortune comme tant d’innocentes victimes de l’hystérie hitlérienne, était si lamentable à voir et à entendre qu’en sa présence on demeurait hésitant entre la pitié et la colère, à se demander s’il valait mieux le rudoyer pour sa veulerie ou le secourir dans sa détresse. Avec son faciès terreux, sa capote en lambeaux, ses pantalons
Weitere Kostenlose Bücher