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Des Jours sans Fin

Des Jours sans Fin

Titel: Des Jours sans Fin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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tordus, il tournait au polichinelle, à l’épouvantail. Il fallait fréquemment l’arracher aux poubelles qu’il visitait avec les Russes et lui répéter qu’un Français ne cure pas les bouteillons après la distribution de soupe. Il recommençait le lendemain. C’était une épave marquée de la terrible lettre M., la majuscule maléfique qui mijote le malheur, la misère, la maladie, la mort.
    — Quelles pouvaient être les pensées du « Morse » aux prises avec les réalités impitoyables de ce camp maudit ? Que se passait-il derrière ses yeux secs et ternes que séparait un strabisme accentué ? Peut-être rien. Et cependant… il parlait très peu, ne répondait que par monosyllabes. Sans Jeannot, le paysan maquisard qui partageait sa paillasse, on n’aurait rien su de lui. Mais les silencieux s’ouvrent entre eux, et ce que Jeannot savait du « Morse » n’était pas drôle.
    — Sa mère, momie toujours couchée qui vivait d’aumônes, ne lui avait appris qu’à mendier. Sa femme, une garce qu’il avait épousée parce qu’elle riait si bien, l’avait lâché, parce qu’il ne riait jamais, pour suivre un comique de foire. Il avait fait tous les métiers auxquels se refusent les autres parce qu’ils ne nourrissent pas. Était-ce une vie de laver des voitures, la nuit, dans un garage ?
    — C’était là que la Gestapo l’avait arrêté par erreur à la place d’un autre laveur « terroriste ». Le « Morse » terroriste ! À coups de peau de chamois, sans doute. Maintenant, il se sentait écrasé par le malheur. Le camp, les blocks, les S.S., les Flaks, les kapos, la faim, la soif, les coups, la peur, les poux, le pain, le pâté, la margarine, les Meister, les tours, le Waschraum, l’Abort, l’appel, le Revier, la neige, la pluie, les chiens, tous ces éléments normaux de la vie KZ parmi lesquels il se débattait comme un enlisé dans la vase, cette immonde mélasse de corps, d’odeurs, de souffrances et de sang, tout cela ne formait pour lui qu’un énorme cylindre auquel il servait de caillou.
    — Les autres bagnards découvraient en leur propre cœur des images passées ou à venir qu’ils utilisaient dans l’adversité comme des béquilles. Mais de quelque côté que se tournât le « Morse », il ne voyait qu’amertume, injustice, cruauté, et dans sa tête, passoire à souvenirs amers, qui tremblotaient sous le vent glacé du Danube, régnait en vérité une telle lassitude qu’elle le condamnait à mort, plus sûrement qu’un tribunal, pour n’avoir pas le courage de vivre.
    — Un matin, comme il sortait de la baraque pour aller se laver, le « Morse » vit dans les fils électriques de la haute tension un bagnard pris comme un lièvre au collet. Ce fut pour lui un trait de lumière. Ce genre de suicide fréquent dans les camps, avait de quoi le séduire puisqu’un simple contact dépêche au paradis le candidat cadavre. À partir de ce moment, le « Morse » devint plus gai. Il avait trouvé sa route. Les huit cents volts de la haute tension lui apparaissaient comme autant de Pégases superbes qui allaient le conduire tout droit au ciel des KZ, le plus beau de tous, s’il y a quelque justice dans l’autre monde.
    — Il rumina lentement son projet et un dimanche de printemps, le veinard, il s’en alla comme le jour pointait prendre la diligence suprême.
    — Mais ici on ne meurt que sur ordre.
    — Alors qu’il ne se trouvait plus qu’à quelques mètres du fil, derrière la baraque, une corvée de bouteillons déboucha de l’allée latérale. Elle était conduite par Walter, le féroce Lagerkapo à qui manquait justement un homme. En un clin d’œil, le « Morse » se vit saisir par les épaules, gratifier de deux gifles retentissantes et agglomérer de force à la corvée.
    — Maintenant, le « Morse », tordu par le poids du bouteillon, marche vers les cuisines, jumelé avec un Polak. Il ne se suicidera plus puisque la mort elle-même lui est interdite. Et le kapo qui ne se rend pas compte qu’il vient de sauver un homme, lui qui en a tant tué, le suit rageur en criant :
    — « Franzose, cochon !…»
    *
    * *
    — Mars 1945. Les signes précurseurs de l’arrivée des Russes se multiplient. Les nazis trahissent une inquiétude fébrile ; on commence à creuser partout des fossés antichars, à édifier des ouvrages défensifs ; les bombardements redoublent d’intensité ; les transports sont paralysés et

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