Des Jours sans Fin
en point, isolé des Français dans un block, comme dans son équipe de travail. À ce moment, nous devions prendre sur notre maigre ration. Ce n’était pas obligatoire ; bien sûr il y avait une question de conscience (dans tous les cas d’ailleurs mais à des niveaux plus ou moins élevés). Vous savez, lorsqu’il s’agit de couper sur sa toute petite rondelle de « saucisson », sur son quart de boule quotidien, sur les quelques grammes de margarine, il faut une haute conscience de l’urgence et aussi de la valeur du camarade à sauver. Nous l’avons fait.
— Je viens de soulever une question : la conscience.
Il faut, à ce sujet, savoir que parmi les déportés, la plupart étaient des résistants, gaullistes, communistes et autres, mais il y avait aussi des hommes raflés dans un secteur où les F.T.P. étaient intervenus et beaucoup de ces gens-là n’avaient eu aucune activité résistante et, par conséquent, aucune raison de se cacher ; ils se sont retrouvés au camp de concentration absolument désarmés moralement. Je suis communiste. Est-ce que je vais vous étonner en vous disant que nous étions, nous les communistes, généralement plus forts, que nous tenions mieux le coup, moralement, que les autres… Sans doute notre habitude de l’organisation nous y aidait. Partout, en prison, au camp, nous étions politiquement organisés, ce qui nous permettait d’analyser constamment la situation et d’agir en fonction de cette situation tant extérieure qu’intérieure. Nous ne vivions pas repliés sur nous-mêmes mais au contraire c’est nous qui avons créé le « Front National » là comme dehors ; c’est nous qui avons créé le Comité international au niveau du camp. Alors je crois pouvoir dire que c’est chez les communistes que le niveau de conscience était généralement le plus élevé, sans être cependant égal chez tous.
— Entre le moral et la conscience, il y a je crois un lien profond. Les premiers à s’effondrer moralement, étaient les hommes sans l’idéal qui nous animait, auxquels nous nous efforcions pourtant de communiquer notre foi, notre certitude de victoire. Mais leurs faiblesses prenaient le dessus ; par exemple, j’avais avec moi, à la forge, comme frappeur, un brave gars de l’Ain qui ne réagissait pas. Il troquait son pain contre des cigarettes. Je lui répétais qu’avec son petit morceau de pain il pouvait vivre, alors qu’avec son tabac il allait mourir, il me soutenait (et c’était sans doute vrai) qu’avec une cigarette sa faim était coupée, alors qu’avec son quart de boule il avait encore plus faim. Un jour, il est entré au Revier, il y est mort. Le besoin de fumer et la faim, c’était une bataille qui s’entrecroisait. Il y avait un « marché »… le troc se faisait là : une cigarette pour un bout de pain, une cigarette pour un paquet d’épluchures de pommes de terre, une cigarette pour de la margarine, etc. Il y avait d’ailleurs des tricheurs dans ces échanges. Personnellement, j’ai commencé à échanger mes cigarettes (nous n’en touchions que très peu et irrégulièrement) contre de l’alimentation pour porter au camarade X… pour lequel nous étions quelques-uns à faire la solidarité. Puis le temps passait, les forces foutaient le camp. J’ai commencé à faire certains calculs : une gamelle d’épluchures me remplissait plus que ma rondelle de « saucisson ». Alors je troquais. Il faut dire que lorsque je travaillais à la forge, je faisais cuire tout ce que je trouvais, des orties par exemple, mais quand j’ai quitté la forge, je n’avais plus ce recours. Je me souviens que le camarade X… m’a fraternellement mais fermement fait comprendre que ma rondelle de « saucisson » avait plus de valeur nutritive que des épluchures quelconques. De ce jour, j’ai cessé ce genre d’échanges. Seules, les cigarettes étaient ma monnaie et, un jour, j’ai été gentiment « refait ». J’avais acheté un pavé de margarine (c’était formidable !) mais trop beau ! Ce n’était qu’une reconstruction : un cube de bois enrobé de margarine et soigneusement enveloppé dans un papier d’origine. Il me semble que j’ai été guéri du « marché ».
— Des lii amitiés nouvelles que j’avais liées avec des camarades espagnols dont je parle la langue, me procuraient quelques menus avantages alimentaires dont mes camarades français profitaient bien entendu, car s’il est une
Weitere Kostenlose Bücher