Des Jours sans Fin
ce moment les évasions de nuit ne furent plus possibles. Dès le remplacement des « Werkschütz » par les S.S., la vie à l’usine changea et les camarades surpris à somnoler ou à effectuer un menu travail de bagues, couteaux rudimentaires ou autre bricolage, furent souvent rappelés à l’ordre avec arguments frappants à l’appui.
— Ma formation d’ouvrier métallo était virtuellement complète lorsque, vers la fin mai, nous apprenons que nous allons quitter le petit camp et que tous les travailleurs forcés de la « Hermann Gœring Werke » allons être rassemblés dans un camp spécial appelé Linz III, situé dans l’enceinte même des usines. Effectivement, quelques jours plus tard, un appel a lieu, et sous une pluie diluvienne, un dimanche matin, nous quittons le presque riant « Linz I ». Après une demi-heure de marche, nous franchissons un pont au débouché duquel nous nous trouvons dans un camp rien moins que sympathique. Une allée centrale bordée de saules pleureurs. Ô ironie, des baraques en bois, sinistres sous la pluie, bâties sur pilotis, car ce sol regorge d’eau, le camp étant situé entre un canal et un affluent du Danube. Un trottoir de planches borde l’allée au niveau du plancher des baraques. La répartition dans les blocks s’effectue au milieu des hurlements des nouveaux chefs de block. Ces hommes venant de Mauthausen, élevés à la dignité, pour l’occasion, de Blockältester, sont tous des droit commun allemands ou polonais, tous des triangles verts. Ils n’ont qu’un désir, ne pas perdre leur place et pour cela plaire aux S.S.
— Notre détachement composé d’environ deux cents hommes est incorporé dans l’ensemble du camp. L’effectif total est de six mille hommes. Les autres déportés viennent soit de Mauthausen, soit d’autres kommandos d’usine de Linz. La « Hermann Gœring Werke » était composée d’un certain nombre de sociétés industrielles groupées en Consortium, et l’exploitation de l’ensemble était assurée exclusivement par des déportés de toutes races. Le gros potentat du III e Reich avait ainsi résolu la question de la main-d’œuvre gratuite. Raisonnement néfaste comme j’essayerai de le démontrer plus loin, car le travail dans de telles conditions, non seulement n’était pas productif, mais affecta souvent une forme destructive.
— Notre kommando, le « Stahlbau » est logé entièrement dans une chambre du block 5. Nous reprenons les couchettes à trois étages, mais alors qu’à Linz I nous disposions d’un lit pour chacun, ici nous sommes dans l’obligation de nous mettre deux par lit, certains même à trois. Et pour ajouter à l’inconfort, l’espace entre les lits, suffisant à Linz I pour qu’on puisse se tenir assis, est réduit à Linz III à 50 centimètres, si bien qu’on est dans l’obligation de manger debout ou d’accepter le rude contact de la traverse supérieure sur les omoplates amaigries. Pendant mon séjour à Linz I, je n’avais pas beaucoup dépéri. À peine avais-je maigri d’une dizaine de kilos depuis mon arrestation, compte tenu que le séjour à Compiègne avait été, pour moi, comme une cure de récupération.
— Mais à Linz III, il en fut tout autrement. La nourriture infecte, les menus débilitants, l’humidité constante et le surmenage amenèrent très rapidement un affaiblissement chez mes camarades et moi-même, et quinze jours après notre installation, je vis apparaître les premiers signes de mon délabrement. Cela commença par une brûlure au pied droit provoquée par un copeau d’acier de ma machine. En temps ordinaire cela n’eût rien été. Mais, sans soins, la plaie minuscule s’agrandit peu à peu. Elle suppura. D’autres vinrent s’y ajouter, si bien que fin juin j’avais neuf plaies aux pieds, la moins grande comme une pièce de deux francs. Je pris l’habitude de marcher pieds nus, mes claquettes sous le bras.
— Aucun soin ne pouvait m’être donné, les médicaments faisaient complètement défaut au block baptisé pompeusement « Revier ». D’ailleurs, la plupart de mes camarades avaient eux-mêmes de semblables plaies et ceux qui avaient eu l’audace d’aller demander des soins avaient été rejetés violemment hors du block par les infirmiers, voire par les médecins eux-mêmes. Les trois docteurs affectés au service des déportés malades, un Polonais, un Tchèque et un Allemand, se conduisirent toujours
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