Des Jours sans Fin
exténués. Entre les blocks, des paillasses ont été mises, et les nombreux blessés étendus, dans l’attente problématique des premiers secours. Six Français sont morts. D’autres, comme notre camarade Valley qui, malgré un accident douloureux occasionné par le bombardement, a tenu à participer au sauvetage, sont blessés et devront plus tard remonter à Mauthausen. Mais, au cours de cette journée, le prestige de nos compatriotes a grandi parmi les détenus. Il se renforce et permettra à l’avenir d’augmenter notre influence politique dans le camp, en faveur de la résistance anti-allemande, influence déjà amorcée par la solidarité agissante des Français dans leur grande majorité.
— Alors lxii que les S.S. reprennent leur courage (ils ne sont même pas honteux de leur conduite car presque tous, oubliant leur mission de surveillance, n’ont pensé qu’à sauver leur peau et il me souvient de l’un d’entre eux, couché dans la boue près de moi pendant le bombardement et dont le fusil abandonné traînait à mon côté) ils retrouvent vite leur hargne et leur brutalité. Nous sommes ramenés à l’intérieur du camp ravagé et rassemblés pour un appel. Celui-ci va durer jusqu’à 16 heures et il est à peine 11 h 30. Jusqu’à 16 heures à nous compter, nous compter encore. Le résultat de l’appel est désastreux. Trois cents hommes environ manquent. Compte tenu d’une cinquantaine de cadavres de déportés dispersés un peu partout, il y a tout de même deux cent cinquante camarades qui ont profité de l’occasion.
— En ce qui me concerne, j’ai bien pensé un moment à m’évader au cours du bombardement. Mais j’ai bien réfléchi et j’ai fini par prendre la décision de rester. En effet, je suis encore solide et peux « tenir le coup » encore plusieurs mois. D’autre part, une évasion en ce moment n’a qu’une chance sur dix mille de réussir. Je ne parle pas encore suffisamment l’allemand pour passer inaperçu. Puis il y a cet uniforme rayé impossible à remplacer par des effets civils, et enfin la fameuse « strasse », avenue large de 4 à 5 centimètres partant de la naissance des cheveux sur le front pour aboutir à la nuque, signe caractéristique des bagnards, soigneusement entretenu et rasé chaque semaine. Donc trop de chances d’être repris et de finir à la potence. Mieux vaut courir la chance de tenir et d’arriver à la Libération qui, tôt ou tard, j’en suis certain, finira bien par venir. Mon raisonnement s’avéra juste dans les jours qui suivirent, car lorsque nous aurons repris le travail, nous trouverons tous les soirs, à la porte du camp, trois, cinq et jusqu’à dix : camarades repris et ramenés au camp ; et nous assisterons le lendemain de leur capture à leur pendaison pure et simple.
— Les barbelés remontés en hâte, le courant rétabli, une potence à quatre crochets sera dressée en permanence dans le camp et plusieurs fois par semaine, après l’appel, on nous fera former le carré pour assister au supplice de nos camarades trop audacieux. Pendant ces séances, un côté du carré était occupé par toute la horde de S.S., mitraillette au poing.
— Musique lxiii en tête, le condamné était conduit à la potence après avoir traversé le camp sous les accords de la Czardas de Monty. Je frémis encore lorsque je l’entends et je revois les trois malheureux pendus le même jour, se balançant au bout de leur corde. Leur dénonciateur fut découvert et étranglé une nuit. C’était la jungle, les hommes étaient devenus des loups entre eux. Ils oubliaient qu’une même cause, la lutte contre le fascisme, les avait groupés dans cet immonde cloaque, antichambre de la mort ; on se supportait, sans plus.
— Deux lxiv fois j’ai assisté à des pendaisons : trois pendus chaque fois. Cette opération était minutieusement préparée par les S.S. Trois potences étaient dressées au centre d’une place d’appel. Tout le camp était rassemblé autour, sur trois côtés d’un carré, le quatrième étant réservé aux S.S. et à l’orchestre… Oui, dans chaque camp, je crois, il y avait un orchestre de détenus (les S.S. aimaient la musique). Les musiciens avaient quelques privilèges accordés par les amoureux de grande musique. Le chef de camp faisait un court discours devant servir d’avertissement, les trois victimes étant des « saboteurs ». La musique jouait donc. Chaque « délinquant »
Weitere Kostenlose Bücher