Des Jours sans Fin
sentir la peau de mon crâne rasé se crisper, se serrer sous l’emprise du froid. Nous grelottions sans arrêt. Mon nez coulait en permanence, dans ma soupe, sur mon travail à l’usine, sur moi-même aussi. Et pas le moindre torchon pour l’essuyer. Il fallait recommencer cent fois par jour le même geste qui consistait à frotter son nez du dos de la main. Tous les camarades d’ailleurs étaient logés à la même enseigne. Notre aspect général était celui de vieux clochards octogénaires. Nous allions, voûtés, la tête rentrée dans les épaules, traînant nos pieds nus dans nos semelles de bois lourd. La moindre aspérité du sol suffisait à nous faire perdre l’équilibre et nous tombions lourdement. Pour se relever, il fallait déployer de grands efforts. Il est vrai que les S.S. nous aidaient à leur façon en utilisant largement le « goumi » (morceau de tube de caoutchouc contenant les trois fils de cuivre du câble électrique auquel il était prélevé).
— Un lxvi froid vif nous pénètre. Le sol craque sous nos pas. La route que nous suivons brille d’un éclat sombre. Les grands arbres qui la bordent semblent garnis de dentelle. L’hiver est rude ici, il doit y avoir moins 15 ou moins 20 au thermomètre. À notre gauche, la voie tourne, halte !
— Et ce paysage qui pourrait servir de cadre à un conte pour enfant, un soir de Noël, est celui de l’arrivée au camp de concentration de Linz III.
— Nous sommes le 24 décembre 1944, en effet. Les kommandos venant de l’usine Hermann-Gœring ou de la voie stationnent à l’entrée du camp. Dans la nuit claire, on croit voir, dans ces haillons, un épisode de la retraite de Russie en 1814.
— Un commandement bref et de nouveau en route. Nous traversons le petit pont du canal et nous voici devant le corps de garde S.S. « Mützen ab ! » Les calots à la main, nous marchons au pas cadencé, par cinq. Les kapos en profitent pour manier la trique afin de rester dignes de leur rôle. On nous compte au passage. Voici la cuisine, coup d’œil anxieux et machinal, celui de bêtes affamées que nous sommes. Et nous voici sur l’« Appelplatz ». Un sapin d’une dizaine de mètres porté à dos d’homme de je ne sais où, a été planté près des services généraux. Les électriciens du camp l’ont garni d’ampoules multicolores. Du coton hydrophile, qui manque totalement à l’infirmerie, a été généreusement prodigué pour simuler la neige heureusement absente en ce moment.
— Quelle dérision ! Ne sommes-nous donc pas assez malheureux pour ne pas nous éviter ce raffinement de cynisme ? Est-ce que, malgré nous, nous ne pensons pas à ce que Noël représente ? Aux nôtres, aux Noëls passés gaiement en famille ou avec des amis ?
— Encore un cri guttural : « Angen, gerade… rechts ! » Nous sommes immobiles, comme figés. Ces messieurs de la direction du camp s’approchent, suivis de leurs lèche-bottes, assassins chevronnés pour la plupart. On recompte. Cette comédie dure une bonne heure sous ce vent glacial qui vous transperce. Ne nous plaignons pas trop, la fouille n’a pas lieu. Les Français et Juifs du block 5 ont les poches bourrées de charbon pour le poêle. L’arrangement s’est fait à ce sujet avec les Russes qui ont « organisé » pour tous jusqu’à ce jour. Leur protestation fondée et leur exemple nous ont donné le courage nécessaire. Car, bien entendu, cela est défendu. Le charbon est pour les Allemands, les besoins de la guerre et non pour chauffer les bandits que nous sommes, nous qui avons osé douter de la supériorité du fascisme et lutter contre lui ! Bref, nous aurons chaud, ce soir au moins.
— Le poêle ronfle ; les groupes, en cercle, ont pris place. Pas pour longtemps. L’immonde Kolesko, chef de block et tueur professionnel, arrive avec sa matraque. Il a beau jeu : une seule porte et deux cents squelettes vivants sont là, entassés dans la pièce. Les coups pleuvent. Nous avons oublié de passer sous la douche glacée ; sans doute pensions-nous pour ce soir à un relâchement de zèle de cette canaille !… Enfin, de nouveau dans la pièce, la distribution de soupe a lieu. Toujours la même d’ailleurs : betteraves, racines et feuilles. Mais qu’apprend-on ? Qu’une surprise nous est réservée en l’honneur de Noël. On parle de lard, de confiture, de la « double » en pain. Ne serait-ce pas un de ces bobards baptisés
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