Des Jours sans Fin
je vois maintenant, en temps normal, pour une coupure ou un bobo quelconque, qu’on prend mille précautions, qu’on parle d’infection ou de prophylaxie, je pense simplement à la main de Monteillet et à la façon dont elle fut soignée.
— J’ai parlé plus haut du kapo et de l’Obermeister. Je crois utile de donner quelques détails sur ces personnages dont le rôle était très important pour nous puisque nous vivions presque constamment avec eux, sous leur contrôle et… leur férule.
— Notre kommando du « Stahlbau », composé comme je l’ai dit de deux équipes, avait à sa tête un « Oberkapo ». Ce gradé, comme tous les kapos, portait sur la manche gauche de son uniforme rayé, un double galon de laine bleue en V renversé. Il avait sous ses ordres deux kapos. Chacun de ces deux sous-ordres était chargé d’une équipe. Bien entendu, tous ces détenus « supérieurs » étaient allemands ou polonais et portaient, à côté de leur matricule, le triangle vert des droit commun ou noir des souteneurs. Notre Oberkapo était un « noir ». J’ai ouï dire qu’il était un des « caïds réputés de la place de Vienne ». Le kapo chef de mon équipe était un jeune voyou à triangle vert, vingt-cinq ans environ, condamné je crois à la prison perpétuelle pour meurtre. Tous ces gens-là se distinguaient du commun des déportés à ce qu’ils portaient des vêtements convenables, quoique rayés, des chaussures, la plupart du temps en cuir, des lainages et même, luxe suprême, des cravates à leurs chemises en bon état. Tous ces effets leur étaient donnés par les S.S. dont ils étaient les auxiliaires attentifs et serviles. Leur bonne mine était une insulte à notre misère et, quoique détenus comme nous, jamais notre état pitoyable ne les émut et ne les empêcha de nous brutaliser. Ils n’avaient aucune peine à garder leur santé, car eux aussi appliquaient le système des chefs de block pour la répartition de la nourriture et chacun d’eux vivait sur son équipe. Les S.S. qui, pourtant, voyaient cela, fermaient les yeux. Pour eux qui savaient que nous étions tôt ou tard voués à la mort, cela n’avait aucune importance. Ils considéraient les kapos plutôt comme des subordonnés sans pour cela leur cacher un condescendant mépris.
— Pour en revenir au kapo de mon équipe, nommé Thomas Steiner, que nous appelions Tony, c’était un des plus beaux produits du milieu interlope de Berlin. Grand, bien découplé, il avait l’allure féline des individus nés dans le milieu spécial. Son geste favori consistait à remonter son pantalon de la tranche des deux mains. Son regard n’accrochait jamais le vôtre et, lorsqu’il frappait, on sentait chez lui l’habitude des bagarres. Il frappait pour faire mal, et il était rare qu’au premier coup, sa victime n’allât pas au tapis pour le compte. Il en tirait une grande vanité, sans se rendre compte qu’un tel résultat n’était pas difficile à obtenir, étant donné l’état de faiblesse où nous nous trouvions. Nous connaissions d’ailleurs son travers et, même si le coup ne suffisait pas à nous abattre, nous nous laissions aller à terre au premier choc et exagérions les manifestations de douleur. Cela nous épargnait, en général, le reste de la distribution. Steiner mena par ailleurs très bien son affaire, comme on va le voir.
— Environ trois mois avant la Libération, il prit l’habitude, pendant les semaines de nuit, d’aller dormir dans le magasin au moment de la pause de minuit à une heure. Au début il se faisait réveiller vers une heure moins cinq et nous faisait reprendre le travail. Puis, peu à peu, voyant que l’Obermeister et les S.S. laissaient faire, il fit durer son sommeil. En avril, il dormait régulièrement jusqu’à 5 heures du matin. Tout cela était la préparation de son évasion. Vers la mi-avril, lorsqu’un matin 6 heures arrivèrent, les S.S. cherchèrent en vain mon Steiner. Il avait certainement réussi à se procurer des effets civils avec la complicité de quelque civil allemand, et avait pris la clef des champs. Je ne m’étonnai pas de cela parce que je l’avais aperçu vers minuit trente, cherchant à sortir du hall, alors que tout le monde le croyait endormi. D’autre part, il s’était fait le matin raser entièrement le crâne, faveur accordée par les S.S. aux détenus ayant une fonction dans le camp. Bien entendu, il ne fut jamais retrouvé et
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