Des Jours sans Fin
« bouteillon » et dont nous avons l’habitude ? Zellner et Loubarèche, qui sont chargés de la solidarité, ont en réserve quelques cigarettes péniblement gardées pour ce soir. Mais le reste ? – Nous discutons les uns et les autres des dernières nouvelles. Car nous les suivons très régulièrement, malgré les difficultés. Nous connaissons l’arrêt allié dans les Ardennes et aussi l’avance soviétique aux portes du « Grand Reich ». Malgré l’hermétisme des civils que nous coudoyons à l’usine, nous comprenons, à leur mine, que ça va mal pour eux. Linz a subi divers bombardements dont nous avons été, d’ailleurs, les premières victimes. Mais le courage ne manque pas, nous avons confiance en la victoire finale. La question est de « tenir ». Combien pourtant ne verront pas la fin, dans l’état physique où nous nous trouvons ! Nombreux sont ceux arrêtés déjà depuis plus de trois ans.
— Il est bientôt 10 heures. La plupart sont couchés trois ou quatre par grabat. Je « loge » avec un Français et un Russe, tous deux officiers de carrière. Près de nous, d’autres Français, des Italiens, des Polonais, des Juifs, des Espagnols, des Grecs, des Tchèques, des Yougoslaves ; que sais-je encore ? En fait, des représentants de toute l’Europe en lutte pour la liberté. La nuit dernière, on nous a tondus et rasés, sans oublier la raie du front à la nuque. Peut-être pourrons-nous dormir tranquilles, pour une fois ! Et voici que le « bouteillon » se révèle vrai : des tranches de porc salé, volées Dieu sait où, du pain ersatz, de la confiture de même qualité apparaissent. Les yeux brillent de convoitise, de faim surtout. Nous avons perdu jusqu’au souvenir de semblables magnificences. La distribution a lieu, sans bousculade. Entre-temps, Zeller et Louba ont reçu un bouteillon de soupe de la solidarité du camp et cela, pour les Français seulement. Les discussions ont cessé. Le plaisir de manger se lit sur tous les visages. Et pour terminer ces agapes, une cigarette pour deux. Je fume la mienne avec le père Bonnefoy, notre vétéran. Nos malades du « Revier » n’ont pas été oubliés ; eux aussi ont eu leur part.
— Nous entendons dans la baraque voisine le chahut des aristocrates du camp, les « Proëminenten » et de leurs « filles ». Écœurant…
— L’heure a tourné, mais personne ne dort. La discussion est calme et on attend. Quoi ? Dans la couchette voisine, un Russe continue à ses camarades un conte « Stenka Razine » commencé depuis un mois. Tous semblent émerveillés, mais de quoi s’agit-il ?
— Minuit ! Une voix plus claire, pleine, se fait entendre. Les causeries ont cessé comme par enchantement. Bonnefoy, ténor de Radio-Nîmes, chante le Noël d’Adam. Tous, nous l’écoutons et sans doute pensons-nous intensément à cette heure aux nôtres, à leur inquiétude, à leur misère. Pour ma part, je n’oublierai jamais ce moment.
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* *
— L’effectif lxvii de notre kommando diminuait tous les jours. Les équipes, formées au début de cent soixante hommes, étaient tombées à quatre-vingts en janvier 45. À cette époque, le rendement du travail était presque nul. Dans le hall glacial, presque toutes les machines tournaient à vide. Pour moi, j’avais trouvé une solution qui consistait à ramasser un bloc d’acier quelconque dans le hall, le placer sur mon étau-limeur et « faire des copeaux ». Double avantage à ce système, d’abord la machine employait du courant pour une besogne inutile, ensuite je n’étais pas inquiété puisque, de loin, le kapo voyait ma machine en marche. Je pouvais même m’absenter quelques instants à l’occasion pour aller me chauffer à la forge voisine.
— Cette forge était toujours entourée d’un cercle de déportés qui, sous les prétextes les plus divers, venaient se chauffer. Cela faisait le désespoir du forgeron, un déporté français du nom de Pallard, originaire de Grenoble. En effet, c’était invariablement lui qui recevait les reproches et les gifles soit du kapo, soit de l’Obermeister, soit même des S.S. lorsqu’un de ces puissants surprenait un groupe de déportés dans le secteur. Chaque fois qu’un danger était signalé, les frileux s’échappaient dans toutes les directions, laissant Pallard seul devant sa forge, et l’autorité survenante s’en prenait au malheureux forgeron. Combien de gifles et de coups de pied au
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