Des Jours sans Fin
de la raison de ce pointage, nous avions fait mille suppositions. Le samedi suivant, ô surprise, des billets furent distribués au camp, aux hommes dont l’Obermeister avait relevé le matricule le jeudi. Ces billets portaient « Bon pour 0,50 mark », « 1 mark », « 1,50 mark » et jusqu’à 5 marks. On nous expliqua qu’un billet d’un mark valait vingt cigarettes à toucher au camp le samedi soir. Cela fit une petite révolution. Des cigarettes, pensez donc ! une chose à laquelle nous n’avions jamais osé penser dans nos rêveries les plus extravagantes. Des cigarettes ! C’était non seulement le plaisir de fumer mais aussi et surtout la possibilité d’obtenir par voie d’échange un supplément de nourriture. Aussi, à partir de la deuxième semaine, lorsque le jeudi l’Obermeister descendit de son bureau vitré avec son crayon et son bloc, chacun s’affaira-t-il à sa besogne. Pendant tout le temps que la tournée dura, le hall retentit d’un bruit infernal, personne ne se promenait comme d’habitude, chacun était à son poste. Je ne me suis jamais tant occupé de ma machine que pendant les cinq minutes où l’Obermeister traînait dans mon coin. Bien entendu, dès qu’il tournait le dos, tout rentrait dans l’ordre.
— Je réussis ainsi, grâce à une mise en scène de mon cru, à toucher régulièrement deux marks par semaine, soit quarante cigarettes. Voici comment j’opérais :
— J’avais reçu du magasin, en octobre 44, un bloc d’acier spécial dans lequel je devais tailler un pignon de quarante dents. À travailler pour mon pays, une semaine m’eût suffi pour mener à bien mon ouvrage. Mais là, grâce à des acrobaties inimaginables, j’avais encore mon pignon en chantier au mois de février 1945. Dès que je voyais l’Obermeister entamer sa tournée, je sortais précipitamment la fameuse pièce de son coin, la plaçais sur ma machine et, pendant un quart d’heure, apportais toute mon attention à former une dent. Lorsque le Boche passait près de moi, il me voyait affairé à la confection d’une pièce délicate, notait mon matricule que j’avais la précaution de tenir tourné vers lui, et s’en allait. Il avait à peine parcouru 20 mètres que le pignon regagnait son coin jusqu’à la semaine suivante. J’étais le premier étonné que l’Obermeister ne demandât pas d’explications sur la présence perpétuelle de la même pièce sur la machine, je finis par supposer qu’il était persuadé que je m’étais spécialisé dans la fabrication de cette pièce et que je travaillais consciencieusement à une série de pignons.
— Le dernier bombardement des usines avait eu lieu en novembre 1944. Ce bombardement fut un peu spécial car il fut effectué avec des bombes à retardement. Les vagues massives d’avions déferlèrent comme d’habitude, mais leur passage n’était marqué que par de rares explosions sans importance. Seulement, pendant la semaine qui suivit, des explosions retentirent à toute heure du jour et de la nuit, un peu partout dans la superficie des usines, et là encore un certain nombre de camarades trouva la mort. À partir de ce moment, les Alliés estimèrent sans doute suffisante la destruction des usines et attaquèrent la ville et surtout l’immense gare de triage, qui subit des dévastations considérables.
— Dès le mois de mars 1945, nous ne travaillâmes plus que par intermittence à l’usine, étant la plupart du temps conduits à la « Reichbahn » (chemins de fer) où nous étions employés à déblayer les voies de chemin de fer, démonter les wagons, transporter des traverses et autres travaux indispensables à la suite du prodigieux travail des bombardiers alliés. La très importante gare de triage de Linz offrait un aspect chaotique. Ce n’étaient que wagons éventrés, se chevauchant, les uns les autres, rails déchiquetés dressant en l’air leurs traits jumelés avec leurs traverses encore accrochées qui ressemblaient à d’énormes échelles. Ce spectacle était doux à nos yeux de bagnards et, en arrivant chaque fois sur un nouveau chantier, entre nous, nous murmurions : « Qu’est-ce qu’ils leur ont encore mis ! » Ce genre de travail changea quelque peu nos habitudes. En effet, pour aller à la gare, nous étions obligés de traverser à pied une partie de la ville. Nous étions alors arrivés à un tel point d’abêtissement que la vue des rues et des maisons nous parut une
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