Des Jours sans Fin
très certainement il court encore.
— L’Obermeister (contremaître chef) du nom de Ommacht, était un des chefs du parti nazi à Linz. Sa boutonnière s’ornait en permanence de l’insigne à croix gammée. Il était officier de S.A. et à plusieurs reprises, lors de la visite de l’usine par des envoyés spéciaux d’Hermann Gœring, il revêtit son uniforme chamarré à brassard hitlérien. C’était une brute sinistre qui se mettait dans des colères folles pour la moindre raison. Il frappait, lui aussi, et sec, car le bougre était solide. Il me souvient d’un jour où, arrivant à l’usine le matin, je constatai que la courroie d’entraînement de ma machine avait disparu. Une belle courroie de cuir, large de 12 centimètres, longue de 3 mètres, que j’enviais secrètement depuis longtemps pour me faire des chaussures, mais à laquelle je n’avais pas osé toucher, sachant très bien que je mettais, cela faisant, ma peau en danger. Plus tard, j’appris que c’était Steiner, le kapo, qui l’avait subtilisée. Très ennuyé, prévoyant la suite, je fus dans l’obligation d’aller rendre compte à l’Obermeister. Tout de suite, ce dernier entra dans une fureur épouvantable, hurlant des mots et des phrases sans suite par lesquels il vouait aux gémonies la catégorie des « Häftlingen » (déportés) en général, et celle des Français en particulier. Les litanies habituelles des jurons et injures boches y passèrent et je m’entendis traiter tour à tour de « Schweine-hund » (chien de cochon), « Französische schwein » (cochon de Français), etc.
— Finalement, comme il fallait une victime à son déchaînement, je fus accusé du vol de la courroie. Je parlais, à cette époque, suffisamment l’allemand pour me faire comprendre. J’eus beau protester de mon innocence, demander que l’on fouille mon placard à l’usine, mon lit au camp, les deux seuls endroits où je pouvais dissimuler quelque chose, rien n’y fit. Je fus conduit par l’Obermeister devant le « Kommandoführer » , un S.S. de grande classe. J’envisageais le pire et je n’aurais pas été étonné d’être abattu sur place d’une balle de revolver. Je m’en tirai avec quelques gifles et coups de pied du S.S. d’abord, puis avec les « Fünf und zwanzig » (vingt-cinq coups). Des camarades me dirent ensuite que je ne m’étais évanoui qu’au vingtième, ce qui constituait presque un record. Mais j’ai encore la peau du bas du dos tannée.
— Une autre fois, Ommacht me surprit alors que j’étais occupé à laver une poignée de pissenlits dans le bac de la forge. C’était en mars 1945. Il me saisit en hurlant par une oreille et, tirant à me la décoller, me conduisit à la fosse des w.-c. que l’on était justement en train de vider. Là il me força à jeter ma gamelle avec les pissenlits dans les excréments, me donna un dernier coup de pied au derrière et partit en riant, car il savait bien que je serais dans l’obligation de récupérer ma gamelle. Cet ustensile n’étant jamais remplacé, nous l’avions toujours avec nous de crainte qu’on nous la vole, ce qui arrivait souvent. Et comme lorsque l’heure de la soupe arrivait, ceux qui n’avaient pas de gamelle n’étaient pas servis, je laisse à penser l’importance qu’avait pour nous la fameuse gamelle. Je fus donc bel et bien obligé, malgré ma répugnance, à retrousser mes manches et à rechercher dans l’immonde fosse ma précieuse et indispensable gamelle. J’y parvins après un moment de recherches infructueuses. J’allai ensuite me laver tant bien que mal dans un seau contenant de l’eau prélevée toujours sur le bac.
— La punition préférée d’Ommacht, celle qu’il appliquait le plus volontiers, son leit-motiv en quelque sorte, c’était la suppression des primes. À la moindre observation, la moindre faute, il brandissait son index en hurlant : « Diese Woche, Keine Praëmie » (cette semaine pas de prime). Il faut dire que c’était la seule chose qui réussissait à nous toucher, car nous étions depuis longtemps habitués aux coups et aux brimades et chacun avait une réputation bien établie de plus ou moins bon encaisseur. Je dois donc dire quelques mots sur ce système des primes.
— Toutes les semaines, le jeudi, l’Obermeister parcourait le hall, un crayon et un bloc-notes à la main. La première fois où nous l’avions vu faire son tour, dans l’ignorance où nous étions
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