Des Jours sans Fin
juger de sa sincérité et de son intérêt. La décision fut prise d’accepter cette offre et de tenter, sous le couvert de cette police, d’organiser avec les résistants les plus valides, des unités aptes à passer à l’action le cas échéant. Le Comité français désigna quelques-uns de ses membres pour assister à la première réunion. Parmi eux, Jeanpierre, tué depuis lors en Algérie, et moi-même. Nous fûmes rassemblés dans le courant de l’après-midi sur la place d’appel. Je dois avouer qu’une certaine inquiétude nous habitait. N’était-ce pas une manœuvre pour mettre en évidence les déportés encore aptes à agir en cas de crise et pour les éliminer ? L’existence d’un appareil de résistance clandestin était-il connu des S.S. ? L’arrivée d’un Rapportführer que je connaissais depuis mon séjour au camp de Linz I où il s’était fait remarquer par une relative humanité me rassura un peu. Il nous expliqua le but de cette police : pallier l’insuffisance numérique des gardiens, maintenir dans le camp un ordre qui pouvait être troublé, en particulier par les réactions incontrôlées de nos camarades russes, alors que les armées de leurs compatriotes approchaient de la ville. Nous lui fîmes remarquer que quelques hommes ne suffiraient pas à cette tâche, qu’il faudrait élargir le recrutement, grouper les éléments, améliorer leur subsistance, leur donner quelques moyens d’intervention. Il enregistra nos suggestions et nous renvoya à nos baraques. Il ne fut plus question par la suite de cette police. Les événements allaient plus vite que les prévisions des S.S.
— Début mai lxix , nous apprenons la chute de Ratisbonne et de Passau. Sur une carte venue je ne sais d’où, nous nous rendons compte que les troupes amies suivaient la vallée du Danube et se dirigeaient sur Linz. D’autre part, nous apprenons la libération par les Russes, à l’est, de Saint-Polten et de Melk.
— Le 3 mai, vers 15 heures, nous cessons le travail à l’usine, sommes rassemblés et dirigés vers le camp. On parle d’évacuation pour le lendemain. Les bruits les plus divers courent. Des informations propagent des nouvelles toutes plus sûres les unes que les autres. Les uns prétendent que nous allons être évacués le 4 au matin, à pied, en direction du camp d’Ebensee, au sud de l’Autriche, d’autres déclarent que nous ne quitterons pas le camp, le kommando de Melk, évacué quelques jours avant, étant bloqué sur une route. Ce sont ces derniers qui auront raison, puisque par la suite nous apprendrons qu’effectivement le commandant du camp avait demandé à nous évacuer mais qu’ordre était venu de Berlin de nous laisser sur place et de nous exterminer avant l’arrivée des Américains. Les voies de communication de l’Autriche, comme celles de l’Allemagne, étaient à ce moment-là complètement embouteillées par les colonnes interminables de réfugiés civils fuyant devant l’avance russe et ces colonnes s’augmentaient à chaque village et gênaient le mouvement des troupes d’une façon considérable. Juste retour des choses, les Allemands connaissaient à leur tour les ennuis de l’exode.
— Le 3 mai au soir, nous percevons une soupe magnifique. On avait raclé tous les fonds de magasin. Pommes de terre, riz, blé, farine, lait, sucre, le mélange de tout cela formait un brouet délicieux pour nous, d’autant plus apprécié qu’il y en avait presque à volonté. Je me rappelle en avoir avalé 6 litres, jusqu’à ce que je sente mon estomac près d’éclater. J’en gardai encore 2 litres pour le lendemain, dans ma gamelle.
— La journée du 4 mai, que nous pensions passer sur les routes, ne nous apporta rien de nouveau. On sentait les S.S. nerveux. Il n’y eut pas d’appel ce jour-là pour la première fois, et pour cause. Les S.S. occupaient toujours les miradors, et quelques-uns même, derrière leur « machine à secouer le paletot », entrèrent en conversation avec certains détenus. Naïvement, ces quelques isolés s’imaginaient pouvoir entrer dans nos bonnes grâces car ils savaient bien, à ce moment-là, que la partie était définitivement perdue.
Vers le soir du 4 mai, une escadrille américaine survola le camp sans réaction de la D.C.A. allemande, et nous entendîmes, pour la première fois, le canon au loin. La canonnade gronda toute la nuit. Ah ! cette nuit inoubliable, la dernière de notre sinistre
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