Des rêves plein la tête

Le samedi, je suis poigné avec les enfants pendant que tu vas
magasiner. Le dimanche, on est chez ton père. Veux-tu ben me dire quand et
comment je pourrais courir après elle ?
     
    — S'il y a rien
entre vous deux, pourquoi elle a pas arrêté pour me parler ?
     
    — Parce qu'elle
est gênée.
     
    — Je sais pas ce
qui se passe, mais je vais finir par le savoir, dit rageusement Laurette en
déposant un pain sur la table.
     
    Gérard rouvrit la
porte et la fenêtre quand il se rendit compte que sa femme en avait fini. Il
alluma ensuite la radio pour avoir les dernières nouvelles sur la guerre en
Europe pendant que Laurette commençait à préparer des sandwiches aux tomates et
au baloney.
     
    — Sors la liqueur
et mets-la sur la table, ordonna-t-elle à Denise, qui s'était sagement retirée
dans sa chambre pendant la dispute. Après, tu iras réveiller tes frères sur le
balcon et lave-leur les mains. Ils doivent être sales comme des cochons après
avoir passé l'après-midi à jouer dans la terre.
     
    Le repas se prit
dans un silence relatif. Assis chacun à un bout de la table, le père et la mère
de famille affichaient un air buté. La dernière bouchée avalée, Gérard se
retira sur le balcon, armé de son journal qu'il lut jusqu'à la tombée de la
nuit. Après avoir remis de l'ordre dans la cuisine, Laurette se confectionna
quelques dizaines de cigarettes avant de préparer les petits pour la nuit.
     
    Un peu après huit
heures, malgré la chaleur étouffante qui régnait dans l'appartement, elle alla
se réfugier dans sa chambre. Ayant pris soin de fermer les vieilles persiennes
vertes, elle se retrouva dans la pénombre. Une fois seule, elle laissa éclater
sa rage et sa peine. Elle s'étendit alors sur son lit et pleura longtemps.
     
    — La maudite
vache ! dit-elle à mi-voix en serrant les dents. Si jamais elle essaye de me
voler mon mari, je lui arrache les yeux !
     
    Épuisée, elle
finit par s'endormir. Elle ne se réveilla qu'au moment où Gérard entra dans la
chambre pour se mettre au lit à son tour. Se soulevant sur un coude, elle
     
    jeta un coup
d'œil au gros réveille-matin Westclock posé sur la table de nuit. Il affichait
onze heures. Elle se leva péniblement pour endosser sa robe de nuit.
     
    Pour la première
fois depuis leur mariage, le mari et la femme firent leur prière chacun de leur
côté. Laurette se rendit à la cuisine pendant que Gérard se couchait. Au moment
où elle se planta devant la porte moustiquaire, les premières gouttes de pluie
vinrent frapper le toit de tôle du hangar. Au début de la soirée, un vent chaud
s'était levé et le ciel s'était peu à peu couvert de lourds nuages, rendant
l'atmosphère encore plus étouffante.
     
    Laurette demeura
dans la cuisine jusqu'à minuit, fumant cigarette sur cigarette pour essayer de
se calmer. Finalement, elle décida de retourner se mettre au lit, mais elle eut
du mal à retrouver le sommeil. Les yeux ouverts dans le noir, elle épiait le
souffle régulier de son mari. Son esprit était torturé par toutes sortes de
scénarios où la belle Élise parvenait à lui voler son mari sans qu'elle puisse
rien y faire.
     
    Elle se réveilla
en sursaut un peu après cinq heures. Elle se leva, prépara le déjeuner de
Gérard et laissa son repas du midi sur le coin de la table. Elle se remit
ensuite au lit avant même que le réveille-matin sonne. Son mari se leva à son
tour, s'habilla et alla faire sa toilette. Elle fit semblant de dormir pour ne
pas avoir à lui parler. Il mangea en silence et partit. Elle ne quitta son lit
qu'après avoir entendu la porte d'entrée se refermer.
     
    La pluie de la
veille avait adouci la température, la rendant un peu plus supportable, mais
l'humeur de Laurette demeura sombre toute la journée. Tout l'impatientait au
plus haut point. Ses enfants en subirent les conséquences sans en connaître la
raison. Un peu avant cinq heures, Laurette se décida après avoir longuement
hésité.
     
    — Surveille
Jean-Louis et Gilles, ordonna-t-elle à Denise. J'ai une commission à faire.
J'emmène Richard avec moi.
     
    Sur ce, elle
sortit le landau et y déposa le bambin de deux ans avant de se mettre en marche
vers la rue Fullum. Elle tourna au coin de Notre-Dame et se mit à exécuter de
rapides allées et venues sur une distance d'environ cent pieds, ne perdant pas
de vue le trottoir du côté sud que son mari devait nécessairement emprunter.
     
    •— On va ben voir
s'il me