Des rêves plein la tête

travailla comme une automate, incapable de se concentrer sur les gestes
posés. De temps à autre, elle tirait un mouchoir de la poche de son tablier
pour s'essuyer les yeux.
     
    — Pourquoi tu
pleures, m'man ? demandait Richard, chaque fois qu'elle posait ce geste.
     
    — Moman pleure
pas, elle a une poussière dans l'œil, disait-elle en reniflant à son fils de
trois ans.
     
    Lorsque son mari
rentra, elle se contenta de lui tendre la convocation. Gérard prit la lettre et
devint blême en la lisant.
     
    — Cybole ! Pour
demain ! Un peu plus, je la recevais en retard, leur maudite convocation !
Après un bref moment, il alluma une cigarette et son visage prit une expression
décidée. Laurette ne se souvenait pas de l'avoir déjà vu ainsi.
     
    — Je serai pas
long, lui dit-il, la main sur la poignée de la porte d'entrée. Je vais chercher
quelque chose à la pharmacie et je reviens tout de suite.
     
    — Qu'est-ce que
tu vas faire là? demanda Laurette, surprise.
     
    — Je te le dirai
en revenant.
     
    Gérard demeura
absent beaucoup plus longtemps que prévu. Lorsqu'elle vit qu'il tardait tant à
revenir à la maison, sa femme, inquiète, servit leur souper aux enfants. Puis
après l'avoir attendu quelques minutes de plus, elle mangea sans aucun appétit
le bœuf haché et les pommes de terre rissolées qu'elle avait préparés. Enfin,
folle d'inquiétude, elle se décida à laver la vaisselle avec l'aide de Denise.
     
    — Veux-tu ben me
dire où ton père est passé, lui? demanda-t-elle à sa fille, en proie à une
profonde anxiété.
     
    Une demi-heure
plus tard, Gérard poussa la porte d'entrée et la retrouva dans la cuisine, en
train d'aider Jean-Louis à terminer un devoir.
     
    — D'où est-ce que
tu viens? Je t'attends depuis deux heures ! s'écria-t-elle.
     
    — Ben, j'ai rencontré
ton frère Armand dans la rue. Il a reçu sa convocation il y a deux jours. Lui
aussi, c'est pour demain.
     
    — Pas vrai !
     
    — Ben oui. Il a
décidé de faire la même chose que moi plutôt que d'essayer d'aller se cacher
chez ton oncle.
     
    — De quoi tu parles
? demanda Laurette, intriguée.
     
    — Viens dans la
chambre si tu veux le savoir. C'est pas des affaires qu'on raconte devant les
enfants.
     
    Laurette,
intriguée, se leva et suivit son mari. Ce dernier referma la porte derrière
elle avant de prendre la parole à mi-voix.
     
    — Il y a un gars
à la compagnie qui a pas été capable de réussir son examen médical pour entrer
dans l'armée, la semaine passée. Il m'a dit qu'il avait juste pris des pilules
toutes les heures pendant la nuit avant son examen. Il paraît que c'est un
cousin qui est pharmacien qui lui avait donné cette sorte de pilule-là. Le
matin, il m'a dit que le cœur voulait lui sortir du corps tellement elles sont
fortes. C'est pour ça qu'ils ont pas voulu de lui dans l'armée. Le docteur a
dit qu'il avait une maladie du cœur.
     
    — C'est pas
dangereux, cette affaire-là ? lui demanda sa femme, avec méfiance.
     
    — Je le sais pas.
En tout cas, le gars en est pas mort. À midi, il a téléphoné à sa femme et elle
lui a donné le nom des pilules. Ça fait que j'ai pris une chance tout à
     
    l'heure et je
suis allé chez Charland qui m'a d'abord dit qu'il me fallait une prescription.
     
    — Puis?
     
    — J'ai pas eu le
choix. J'ai été obligé de lui expliquer pourquoi je les voulais. Ça lui a pris
au moins cinq minutes avant de se décider à m'en vendre sans prescription, mais
il m'a fait jurer de jamais dire à personne que ça venait de sa pharmacie.
     
    — Après?
     
    — Après ? C'est
là que j'ai rencontré ton frère Armand au coin de Dufresne. Quand il m'a dit
qu'il avait reçu sa convocation, je lui ai parlé des pilules. J'en ai assez
pour deux et je lui ai offert d'en prendre la nuit prochaine. Il a décidé de
faire la même chose que moi. Il m'a ramené chez eux. Tu connais Pauline. Pas
moyen de sortir de là sans souper avec eux autres.
     
    En regardant son
mari, Laurette était partagée entre l'espoir et la peur.
     
    — J'aime pas ben
ben ça, cette affaire-là, lui avoua-t-elle. Si c'était si facile, tout le monde
le ferait.
     
    — Moi, je pense
que c'est moins dangereux que d'aller de l'autre bord, trancha Gérard sur un
ton sans appel. Armand va venir passer la nuit avec moi dans la cuisine. On
dormira pas. À partir de onze heures, on va prendre ces pilules-là toutes les
heures.
     
    Tel que convenu,
Armand vint