Des rêves plein la tête
vendredi
après-midi de juin, Laurette prit place dans sa chaise berçante, sur le
trottoir. Carole jouait avec une poupée sur le pas de la porte. Il régnait une
chaleur étouffante. La mère de famille tentait désespérément de se rafraîchir
après avoir fait son ménage hebdomadaire et lavé les parquets de l'appartement.
Elle tira un large mouchoir de l'une des manches de sa robe en coton pour
s'essuyer le visage.
— Bonyeu qu'il
fait chaud ! dit-elle à mi-voix. Ça va être comment au mois de juillet?
Sa fille de trois
ans leva vers elle son petit visage, croyant que sa mère venait de lui parler.
Laurette s'alluma
une cigarette et se pencha pour vérifier si le parquet du couloir était déjà
sec. Elle avait une irrépressible envie d'un grand verre de boisson gazeuse,
mais elle ne voulait pas marcher sur le linoléum mouillé.
— Je crois bien
que l'été est arrivé pour de bon, madame Morin, fit Catherine Bélanger dans son
dos.
La femme de
l'éboueur venait de sortir de son appartement en tenant par la main sa petite
Mireille. Cette voisine au caractère agréable était de constitution délicate.
Même si Laurette ne la jugeait pas très ouverte au voisinage, elle reconnaissait
sa politesse et sa discrétion.
— Vous avez ben
raison, madame Bélanger.
— Dans deux
semaines, vous allez avoir vos deux plus vieux à la maison toute la journée,
lui fit-elle remarquer.
— Pour moi, c'est
une bonne affaire. Denise est ben bonne pour surveiller sa petite sœur et
Jean-Louis peut toujours amuser Gilles et Richard.
Laurette
s'épongea encore le front et le cou avec son mouchoir, souffrant apparemment
beaucoup de la chaleur. En fait, elle était victime de son embonpoint qui avait
encore augmenté durant les derniers mois. Elle allait ajouter quelque chose
quand un camion rouge tourna au coin des rues Fullum et Emmett et vint
s'arrêter devant les deux femmes dans un grincement de freins désagréable.
— Bon. Vlà qu'il
s'en vient nous couper le peu d'air qu'on avait, dit Laurette, acide, à sa
voisine, en montrant le camionneur descendant de sa cabine en compagnie de son
aide.
Intriguée, elle
le vit aller sonner à la porte des Gravel. Emma Gravel déclencha l'ouverture de
la porte du haut de l'escalier. L'homme discuta un moment avec elle, sans
monter à l'étage. Il revint sur le trottoir et s'adressa à son compagnon.
— Il faut le
monter en haut.
Les deux livreurs
se dirigèrent vers le hayon arrière qu'ils rabattirent. Ils parvinrent, en
ahanant, à extraire du camion un gros réfrigérateur blanc qu'ils déposèrent sur
le trottoir, à faible distance des deux ménagères, pour souffler un peu.
— Un frigidaire !
s'exclama Laurette à mi-voix à l'intention de sa voisine. Il me semblait qu'on
n'en faisait plus pendant la guerre...
— Il a pas l'air
neuf, lui fit remarquer cette dernière.
— Aïe! Vous
parlez d'une chanceuse! Un frigidaire... On n'en voit pas pantoute, même dans
les grands magasins. La dernière fois que j'en ai vu un, c'était dans un
catalogue.
Les deux femmes
s'interrompirent en voyant Emma apparaître sur le trottoir pour examiner
l'appareil.
— Vous faites
bien attention de pas le grafigner dans l'escalier, hein, dit-elle aux
livreurs. Il est étroit et pas mal à pic.
— On va faire
notre gros possible, madame, le rassura le plus âgé des deux hommes.
La petite femme à
la tête frisottée s'écarta pour les laisser soulever le lourd appareil et se
diriger lentement vers l'escalier intérieur où ils disparurent à la vue des
spectatrices.
— Vous êtes
chanceuse en pas pour rire de recevoir un beau frigidaire comme ça, lui dit
Laurette, envieuse. Moi, je sais pas ce que je donnerais pour plus avoir à me
bâdrer avec la glace de la glacière tous les jours que le bon Dieu amène...
Sans parler qu'une journée sur deux, le plateau déborde et coule sur mon
plancher de cuisine. Où est-ce que vous l'avez acheté ?
— Nulle part,
répondit la voisine. Une vieille tante de mon mari est morte au commencement de
l'hiver. Elle avait pas mal d'argent et pas d'enfant. Mon mari a hérité du
frigidaire. Mais juste de ça, par exemple.
— C'est pas rien,
lui fit remarquer Catherine Bélanger. Je pense que vous allez être la seule
delà rue à en avoir un, madame Gravel.
— C'est sûr que
je m'en plaindrai pas, reconnut Emma. Quand mon mari va
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