Des rêves plein la tête
vont partir. Ace moment-là, je te
garantis, tu vas les regretter.
— On verra ben,
se contenta de laisser tomber son mari.
Heureusement, le
souhait de Laurette ne se réalisa pas. Le 1er mai, la famille Gravel emménagea
à l'étage sans faire beaucoup de bruit. Le couple, au début de la trentaine,
avait deux enfants, aussi discrets qu'eux. Charles Gravel était chauffeur de
taxi et son épouse, une petite femme à la tête toute bouclée, semblait une ménagère
peu portée à voisiner.
Cet été-là,
peut-être parce que Cécile Lozeau ne l'y incitait plus, Laurette accorda
beaucoup moins d'attention au jardin des Dorselli. Elle prit l'habitude d'aller
faire de longues promenades avec ses deux enfants pratiquement chaque
après-midi. Même si Denise était une fillette très jolie et assez sage, c'est
Jean-Louis qui s'attirait les regards admirateurs des passants. Le petit
garçon, que sa mère se
plaisait à
bichonner, avait des yeux rieurs et possédait un don pour susciter les câlins
des gens. Il savait si bien monopoliser l'intérêt que sa sœur passait
pratiquement inaperçue.
A la mi-août, il
fallut bien songer à se préparer aux deux mariages qui attendaient les Morin le
mois suivant. Pour le mariage de son fils, Honoré Brûlé avait bien prévenu les
siens de ne pas se lancer dans de folles dépenses. Il ne voulait pas gêner la
mère de Pauline, qui tenait absolument à recevoir la famille de son futur
gendre, malgré sa pauvreté évidente. Par contre, Laurette connaissait assez sa
belle-mère pour deviner que cette dernière allait faire les choses en grand
pour les noces de sa fille. De toute façon, il n'était pas question que
Laurette et les siens perdent la face à l'une ou l'autre des célébrations en
s'y présentant habillés comme la «chienne à Jacques».
À plusieurs
reprises durant l'été, Laurette avait eu beau faire quelques allusions à ce
sujet, Gérard avait fait la sourde oreille. Alors, un soir, elle se décida à
aborder carrément le problème.
— Toi, ton habit est
encore correct, lui annonça-t-elle en rangeant celui-ci dans la garde-robe de
la chambre d'où elle venait de le tirer. Mais moi, j'ai plus une robe qui me
fait et les enfants ont rien à se mettre sur le dos pour les noces d'Armand et
celles de Colombe.
— Écoute, fit
Gérard. Quand on s'est mariés, on a décidé que, moi, je gagnais l'argent et que
toi, tu voyais à ce qu'on arrive. C'est toi qui t'occupes des comptes. Tu dois
savoir si on a les moyens ou non d'acheter du linge.
— C'est correct.
Je vais m'arranger, dans ce cas-là, répliqua-t-elle.
Les jours
suivants, la jeune mère de famille se mit à guetter le passage de celui que les
ménagères du quartier surnommaient «le Juif».
Moïse Reisman
était un commerçant itinérant que l'on voyait toutes les semaines en train de
faire du porte à porte. Le petit homme grassouillet, vêtu d'un costume noir
luisant d'usure et d'un chapeau de la même couleur, hantait le quartier depuis
près de vingt ans. Il était célèbre autant pour le crédit qu'il accordait que
pour la vaste gamme de vêtements qu'il offrait à sa clientèle désargentée.
On pouvait lui
acheter n'importe quoi et le payer à raison de cinquante cents par semaine. La
vente à tempérament présentait évidemment l'inconvénient d'obliger le pauvre
homme à venir sonner chaque semaine à la porte de ses débiteurs pour tenter de
percevoir son dû. Les mauvais payeurs étaient nombreux et ne manquaient pas
d'accuser le commerçant d'être un voleur pour expliquer leur refus de lui
ouvrir leur porte. Mais l'homme avait la réputation d'être tenace et de ne pas
avoir la langue dans sa poche
Un lundi
avant-midi, Laurette raccompagna son père jusqu'à sa voiture après qu'il lui
eut livré un bloc de glace pour sa glacière. Elle aperçut alors Reisman qui
sortait d'un appartement voisin de l'épicerie Comtois. La jeune mère de famille
hésita durant un bref moment à avoir affaire à l'homme. Ses manières
doucereuses ne lui plaisaient pas. Si elle avait possédé l'argent nécessaire
aux achats qu'elle se proposait de faire, elle aurait profité de ses sorties du
samedi pour les effectuer dans les magasins de la rue Sainte-Catherine. Mais le
ménage n'était parvenu à économiser que quatre dollars durant les derniers
mois...
Résignée, elle
demeura sur le pas de sa porte après le départ de son père et
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