Des souris et des hommes
vrai ou non. Il ne peut pas se
tourner vers un autre pour lui demander s'il le voit aussi. Il n' peut pas
savoir. Il a rien pour mesurer. J'ai vu des choses ici. J'étais pas soûl. J’sais
pas si je dormais. Si j'avais eu quelqu'un avec moi, il aurait pu me dire si je
dormais, et alors je n'y penserais plus. Mais j’sais pas.
Crooks
regardait maintenant à l'autre bout de la chambre, vers la fenêtre.
Lennie
dit, lamentablement :
— George
ne s'en ira pas, il ne me laissera pas seul. J’sais bien que George n' ferait
pas une chose pareille.
Le
palefrenier continua rêveusement :
— Je
m' rappelle quand j'étais gosse, dans la ferme à volailles de mon père.
J'avais deux frères. Ils étaient toujours avec moi, toujours là. On dormait
dans la même chambre, dans le même lit... tous les trois. On avait un carré de
fraisiers, un coin de luzerne. Quand il y avait du soleil, le matin, on lâchait
les poulets dans la luzerne. Mes frères plantaient un grillage autour et les
regardaient... blancs qu'ils étaient, les poulets.
Peu à peu,
Lennie s'intéressait à ce qu'il entendait.
— George
a dit qu'on aurait de la luzerne pour les lapins.
— Quels
lapins ?
— On
aura des lapins et un carré de fraisiers.
— T’es
dingo.
— Pas
du tout, c'est vrai. Tu demanderas à George.
— T’es
dingo, dit Crooks, méprisant. J'ai vu des centaines d'hommes passer sur les
routes et dans les ranches, avec leur balluchon sur le dos et les mêmes bobards
dans la tête. J'en ai vu des centaines. Ils viennent, et, le travail fini, ils
s'en vont ; et chacun d'eux a son petit lopin de terre dans la tête. Mais
y en a pas un qu'est foutu de le trouver. C'est comme le paradis. Tout le monde
veut un petit bout de terrain. Je lis des tas de livres ici. Personne n' va
jamais au ciel, et personne n'arrive jamais à avoir de la terre. C'est tout
dans leur tête. Ils passent leur temps à en parler, mais c'est tout dans leur
tête.
Il
s'arrêta et regarda vers la porte ouverte, car les chevaux s'agitaient,
inquiets, et les licous cliquetaient. Un cheval hennit.
— J’parie
qu'il y a quelqu'un là-bas, dit Crooks. Peut-être bien Slim. Des fois, Slim
vient deux ou trois fois par nuit. C'est un vrai roulier, Slim. Il s' préoccupe
de ses bêtes.
Il se mit
péniblement debout, et s'approcha de la porte.
— C'est
toi, Slim ? cria-t-il.
La voix de
Candy répondit :
— Slim
est allé en ville. Dis, t’as pas vu Lennie ?
— Le
grand type tu veux dire ?
— Oui,
tu l'as pas vu par là ?
— Il
est ici, dit Crooks brièvement.
Il revint
se coucher sur son lit.
Candy se
tenait sur le pas de la porte et grattait son moignon, et il parcourait la
chambre de ses yeux qu'aveuglait la lumière. Il n'essayait pas d'entrer.
— J’vais
te dire, Lennie. J'ai calculé au sujet de ces lapins.
Crooks
dit, irrité :
— Tu
peux entrer si tu veux.
Candy
semblait embarrassé :
— J’sais
pas. Naturellement, si tu veux que j'entre.
— Entre
donc. Si tout le monde entre, tu peux bien faire comme les autres.
Crooks
parvenait mal à dissimuler son plaisir derrière de la colère. Candy entra, mais
il était toujours embarrassé.
— C'est
bien confortable ici, dit-il à Crooks. Ça doit être plaisant d'avoir une
chambre comme ça, pour soi tout seul.
— Pour
sûr, dit Crooks, et avec un tas de fumier sous la fenêtre. Sûr que c'est
plaisant.
Lennie
interrompit.
— T’as
dit au sujet des lapins ?
Candy
s'appuya au mur, près du collier cassé, et gratta son poignet mutilé.
— Y a
longtemps que j’habite ici, dit-il. Et il y a longtemps que Crooks habite ici.
C'est la première fois que je vois sa chambre.
Crooks dit
sombrement :
— Les
gars aiment pas beaucoup venir dans la chambre d'un noir. Y a que Slim qu'est
venu ici. Slim et le patron.
Candy
changea rapidement de sujet.
— Slim
est un roulier comme y en a pas deux.
Lennie se
pencha vers le vieux.
— Alors,
et les lapins ? insista-t-il.
Candy
sourit :
— J'ai
tout calculé. On pourra faire de l'argent avec ces lapins si on sait s'y
prendre.
— Mais
c'est moi qui les soignerai, interrompit Lennie. George a dit que c'est moi qui
les soignerai. Il a promis.
Crooks lui
coupa brutalement la parole.
— Vous
vous bourrez le crâne, les gars. Vous passez votre temps à en parler, mais vous
ne l'aurez jamais, vot'terre. Tu resteras ici comme homme de corvée jusqu'à ce
qu'on t'en sorte dans une
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