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Dieu et nous seuls pouvons

Dieu et nous seuls pouvons

Titel: Dieu et nous seuls pouvons Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Folco
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Justinien III, démontée et
rangée dans des coffres. L’aile droite se divisait entre une vacherie, une
grange à foin, un poulailler, un clapier et, séparée par une cloison, une soue
pour les cochons Victor et Hugo.
    Quand Léon déboucha dans la vaste
cour pavée, son père, Hippolyte, son frère cadet, Henri, Casimir, l’ancien
valet d’échafaud, et les frères Lambert, les métayers du domaine, sortaient de
la remise l’ambulance régimentaire achetée en 1868 à l’intendance du 122 e de ligne et qu’Hippolyte avait ingénieusement réaménagée afin de suppléer aux
fréquents refus des aubergistes de le recevoir lors de ses déplacements dans le
département. Il rangeait la guillotine et ses accessoires dans des coffrages
spéciaux aménagés sous le plancher, laissant un espace suffisant pour une
chambrette, un petit salon, un cabinet de toilette et un coin-cuisine.
L’ambulance réaménagée servit peu : deux ans après sa mise en service, le
décret Crémieux rendit son usage obsolète.
    Léon alla les aider en leur
souhaitant le bonjour.
    — Hortense est souffrante et
s’excuse de ne pouvoir venir, dit-il piteusement.
    Contre toute attente, personne ne
releva son mensonge. Tous ici connaissaient sa femme et savaient qu’elle eût
préféré perdre un plein porte-monnaie que d’être vue se rendant chez son
infréquentable belle-famille.
    Pourtant aujourd’hui, Henri, Adèle
et leurs enfants, Antoine et Saturnin, quittaient l’oustal pour Bordeaux d’où
ils s’embarqueraient pour les Amériques. L’aide d’Hortense aurait été appréciée
dans la cuisine, où Berthe, en dépit de sa santé chancelante, s’activait pour
un dernier repas. « Son cœur est comme un pot fêlé. Il peut durer cent ans
si on ne le secoue pas », avait pronostiqué le médecin après son premier
malaise, l’hiver précédent.
    Une fois le fourgon tiré au centre
de la cour, Hippolyte déplia le marchepied et grimpa lestement à l’intérieur
pour ouvrir les lucarnes et aérer.
    Hippolyte portait bien ses
soixante-cinq ans, pourtant il était outré de vieillir et faisait de son mieux
pour contrecarrer cette traîtreuse décrépitude. L’apparition de son premier
cheveu blanc, découvert sur la tempe droite à l’âge de trente-quatre ans,
l’avait sans doute surpris et autant alarmé que Robinson Crusoé trouvant
l’empreinte d’un pied sur son île déserte. Il l’avait arraché. Mais quand
d’autres percèrent à leur tour, il changea de tactique et les teignit. Il fit
de même lorsqu’ils apparurent dans sa moustache et sa barbe à deux pointes.
    Léon retourna à la carriole et prit
sous le siège un sac contenant des tourtos de cinq livres encore chauds et une
boîte à biscuits pleine de ses pains au miel qui avaient provoqué
l’enthousiasme de la clientèle et la mortification des vingt et quelques
boulangers et pâtissiers de Bellerocaille.
    — Tiens, pour le voyage, dit-il
en les offrant à son frère qui sourit.
    — Merci, Léon. Ton pain et tes
gâteaux sont sans doute ce qui va nous manquer le plus là-bas.
    « Là-bas » était la
Californie où d’autres cadets Pibrac avaient émigré un siècle plus tôt et les
attendaient.
    — J’ai donné la recette à
Adèle. Elle vous en fera.
    Ils entrèrent ensemble dans la
cuisine de l’oustal. Léon embrassa Berthe, leur mère, qui épluchait des patates
tout en surveillant la cuisson d’un cabri embroché dans l’âtre et rougit
lorsqu’elle s’étonna de ne pas voir Hortense. Il répéta son mensonge, s’assit
en face d’elle, ouvrit son Laguiole et commença à éplucher une pomme de terre
tandis qu’Henri rejoignait Adèle et les enfants en train de mettre une dernière
main aux bagages dans leur chambre. Henri ferma les malles et les coffres de
voyage, puis il héla par la fenêtre les frères Lambert pour qu’ils viennent
l’aider à les descendre et les charger dans le fourgon.
    Le repas fut empreint d’une gaieté
forcée qui ne trompa personne. Les yeux de Berthe se mouillaient chaque fois
que son regard se posait sur Antoine et Saturnin qu’elle ne reverrait plus.
Agés de six et cinq ans, ils mangeaient de bon appétit, se querellant pour savoir
qui jetterait les os du cabri à Griffu, l’énorme mosti qui avait grandi avec
eux. Hippolyte pouvait bien de sa voix enjouée passer en revue les Pibrac
émigrés avant eux, le cœur n’y était pas.
    — D’ailleurs, si le Sixième
n’était pas mort

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