Dieu et nous seuls pouvons
de bourreaux de tous les temps.
Seconde partie
Chapitre I
Bellerocaille, chef-lieu de
canton du département de l’Aveyron, mai 1901.
— C’est un tombereau de migou
trop chargé qui a versé au milieu de la chaussée, m’sieu Pibrac. C’est bloqué
jusqu’au pont de la République.
Léon lança une piécette au gamin et
fit faire demi-tour à son courtaud. Il remonta la rue Droite et tourna rue du
Dragon, repassant devant la boulangerie qu’il venait de quitter. Depuis la mort
de son beau-père Arsène Bouzouc, survenue trois ans plus tôt, Léon était maître
du fournil. Pourtant il ne s’était toujours pas décidé à remplacer l’enseigne
Boulangerie Arsène Bouzouc. Il s’était contenté de rajouter Pâtisserie.
Son regard se porta à l’intérieur de
la boulangerie. Sa femme Hortense servait la bonne du maire. Lorsqu’elle
l’aperçut à son tour, elle claudiqua jusqu’à la porte et l’interrogea du
regard.
— La rue Droite est
embouteillée, je vais passer par le château, expliqua-t-il, ajoutant sur un ton
presque implorant : Je t’en prie, Hortense, fais un effort et viens à
l’oustal. Ta mère peut s’occuper de la boutique pour une fois.
— J’ai dit non, c’est non.
Le visage plus fermé que jamais,
elle lui tourna le dos et clopina vers son comptoir.
Encore svelte malgré ses trente-cinq
ans, Hortense luttait pourtant chaque jour contre l’embonpoint à coup de
privations qui aggravaient son caractère – un caractère déjà passablement aigri
dès sa naissance par une jambe plus courte que l’autre. Elle lui avait gâché sa
jeunesse et l’aurait condamnée au célibat si Léon, l’apprenti de son père, ne
l’avait épousée quatorze ans plus tôt. Elle avait mis au monde deux filles et
un fils, heureusement parfaitement constitués. De son côté, Léon était parvenu
à tripler le chiffre d’affaires, drainant la clientèle par ses pâtisseries.
Pourtant, Hortense n’était pas heureuse, loin s’en fallait… Comment aimer
quelqu’un qui vous a choisie « faute de mieux » ? Après tout, si
personne en Aveyron ne voulait d’une boiteuse même jolie, qui aurait voulu d’un
Pibrac ?
Léon fouetta le cheval. La carriole
s’ébranla à nouveau, prenant la direction de la rue Magne et du Paparel. Les
passants qui le croisèrent détournèrent leur regard ou le saluèrent du bout des
lèvres, certains, des gens âgés pour la plupart, se signèrent en tripotant leur
médaille de saint Benoît… Rien n’avait changé !
Léon était le premier de sa lignée à
s’unir à une fille du cru, tournant le dos à la tradition en tentant
l’assimilation. Comment la frêle et timide jeune fille qui l’avait tant ému
s’était-elle transformée en cette virago bondieusarde ? Que s’était-il
passé ? Qu’il fût un Pibrac n’expliquait pas tout… Peut-être avait-elle
sous-estimé la force et la constance du préjugé, toujours aussi vivace malgré
la mise à la retraite forcée de son père, Hippolyte Pibrac le Septième, trente
ans plus tôt. Le décret Crémieux de 1870 avait abrogé les commissions de
province et livré le monopole des hautes œuvres à l’exécuteur de la capitale.
Quittant la rue Magne, le courtaud
s’engagea avec précaution dans la rue pentue du Paparel longeant la muraille du
château des Boutefeux, inhabité depuis sa mise à sac en 1792 ; il était
question de le restaurer et d’y transférer le musée municipal actuellement à
l’étroit dans l’hôtel de ville, ci-devant hôtel de la prévôté.
L’approche d’une famille de
montagnols chargés comme des baudets peinant dans la montée l’obligea à se
ranger pour les laisser passer. Ils étaient des dizaines et des dizaines à
abandonner leurs plateaux arides du Ségala ou de l’Aubrac pour glaner du bois
mort et le vendre en ville, au grand mécontentement des charbonniers-marchands
de bois qui criaient à la concurrence déloyale. La municipalité, aux mains des
républicains (les « rouges »), laissait faire.
— A dix sous le fagot
seulement ! Pour nous éviter la montée, lui lança l’homme dans un patois
rocailleux.
Léon refusa, mais à regret. Son four
était grand consommateur de bois et il n’aurait point laissé passer un si bon
prix si la veille, dans l’après-midi, fait sans précédent, le docteur Octave
Beaulouis, chef des conservateurs (les « blancs »), n’était apparu
dans sa
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