Dieu et nous seuls pouvons
d’un mulot saisi par une fouine retentit. Il pensa aux loups et rechargea
son pistolet. Pour ne pas être croqué durant son sommeil, il barricada l’accès
à l’échafaud avec des planches qui abondaient sur le chantier.
Il aligna sa rapière et les
pistolets chargés sur la table, disposa la barre au pied de son lit et glissa
la main gauche italienne sous l’oreiller. Ainsi paré, il s’attabla et recompta
son argent. En plus des cinq livres et demie de la vente de la chemise du mort,
il compta huit livres supplémentaires reçues des marchands qui avaient refusé
qu’il touche leurs biens avec une main considérée comme impure depuis qu’elle
avait donné la mort.
Il considéra un moment ses empilages
de cuivre et d’argent. Toutes les pièces n’étaient pas à l’effigie du baron
Raoul, loin s’en fallait. On reconnaissait là le profil de l’ancien roi Louis
le Treizième, celui de Louis le Quatorzième jeune. Là encore, sur ce doublon,
le visage peu avenant du roi Charles II d’Espagne. Plus de trente-huit
monnaies avaient cours dans le royaume. Il trinqua à tous ces grands hommes,
puis les rangea dans sa bourse neuve en daim.
Quand les loups attaquèrent, il
dormait à poings fermés. Ce fut le vacarme fait par la barricade s’écroulant
sous leur poussée qui le réveilla en sursaut.
— Qui va là ? cria-t-il en
tâtonnant sur la table pour saisir ses pistolets et tirer en direction de
plusieurs formes noires aux larges oreilles pointues.
Un loup jappa en battant en
retraite, un autre escalada l’enchevêtrement de planches. Justinien lâcha ses
pistolets déchargés et se baissa pour ramasser la barre de fer. Ce mouvement le
sauva. Le loup qui avait bondi passa au-dessus de lui et alla heurter
violemment la cloison en chêne de Provence, un bois particulièrement dur.
Justinien lui flanqua un coup de barre sur le crâne qui l’étala net sur la
bâche. Il entendit le cheval de location hennir de frayeur, puis de douleur,
mais il se garda de sortir de son abri.
Comme plus rien ne l’attaquait, il
battit le briquet et alluma des bougies pour pouvoir recharger les chenapans en
lançant des regards inquiets vers l’entrée, mais aussi vers le loup au crâne
ensanglanté qui pourtant n’était pas mort et haletait dans son inconscience.
Ses armes rechargées, il s’approcha
de l’escalier et tenta de voir au-dehors. La nuit était noire, il ne remarqua rien
et allait s’engager plus avant quand il entendit craquer les planches au-dessus
de lui et comprit qu’un loup l’attendait. Il tira et si la balle en plomb ne
parvint pas à transperser l’épaisse planche, elle effraya l’animal qui bondit
de l’échafaud. Justinien déchargea son deuxième pistolet dans sa direction mais
le rata.
Il rechargea et se tint prêt pour un
nouvel assaut qui ne vint pas. Il redressa alors la barricade et la consolida
avec le banc, la table et le coffre. Il s’apprêtait à égorger le loup assommé
quand le cœur lui manqua. Quoique maigre, l’animal était de toute beauté.
« Les loups sont des chiens libres », disait d’eux Martin d’une voix
admirative. Justinien lui passa un nœud coulant autour du cou et l’attacha au
pilier central soutenant le plancher-plafond.
Exténué, il se jetta ensuite sur son
lit et se rendormit. Au-dehors, le ciel creva et il se mit à pleuvoir, d’abord
quelques gouttes, puis très vite de pleins seaux. La pluie s’infiltra entre les
planches et ne tarda pas à goutter partout à l’intérieur, formant des flaques
dans les plis de la bâche, éteignant les bougies, détrempant Justinien qui
s’éveilla une nouvelle fois en sursaut.
Contre l’orage, il ne put rien sinon
attendre sa fin en s’efforçant de protéger les denrées périssables.
Quand le jour ramena les équipes de
Maître Calzins au carrefour des Quatre-Chemins, ceux-ci n’en crurent pas leurs
yeux en découvrant l’exécuteur (on ne parlait plus que de lui en ville) en
train de nourrir un énorme loup gris de trois ans attaché au mât en lui lançant
des morceaux de viande qu’il découpait dans ce qui restait de la carcasse
dévorée du cheval de location du maître de relais Calmejane (« Il est
interdit de le faire galoper »).
Ainsi se déroula la première journée
et la première nuit de l’exécuteur des hautes œuvres de Bellerocaille Justinien
Pibrac, devenu entre-temps l’ancêtre fondateur de l’une des plus anciennes et
des plus remarquables dynasties
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