Dieu et nous seuls pouvons
Le
couperet s’abattit une troisième fois.
Hippolyte et Casimir s’emparèrent
alors de Thomas qu’ils sentirent frémir. Ce qui suivit ne dura que quelques
secondes, pourtant le récit de ce bref instant remplit les pages des journaux.
Au lieu de présenter Thomas sur le
ventre, les deux compères le présentèrent sur le dos, Hippolyte bouscula
d’un coup d’épaule Anatole et actionna lui-même la chute du couperet en lançant
au brigand :
— Regarde ce qui arrive.
*
« Après la malédiction, la
vengeance de l’ancien bourreau Pibrac », « Scandaleuse exécution en
Aveyron. Le bourreau guillotine à l’envers », « Sadisme ou
étourderie ? » titrèrent les journaux. Léon s’alita, le blanc de
l’œil jaune vif, victime d’un ictère foudroyant. Anatole Deibler quitta
Bellerocaille sans serrer la main à Hippolyte. Il ne lui pardonnait pas d’avoir
actionné le couperet à sa place.
— Ce que vous avez fait peut
être considéré comme un meurtre avec préméditation. Vous savez mieux que
quiconque que seul l’exécuteur en chef peut couper.
— Ne nous en veux pas, mon ami,
c’est lui qui a chauffé Henri et Antoine, lui en personne. Alors le moment
venu, ça a été plus fort que moi.
Chapitre III
Léon se remettait lentement de sa
jaunisse en ruminant sans fin une vengeance contre son scandaleux papa,
vengeance qui lui irait droit au cœur (ou au foie).
— Cette fois, il a dépassé les
bornes, il faut réagir, lui serinait Hortense.
— Je te l’accorde, mais que
faire ?
— Ne pourrais-tu pas le renier
publiquement ? Faire en sorte que tous sachent une fois pour toutes que
nous n’avons rien à voir avec ce vieux fou ?
— Il se moque de l’opinion
d’autrui, il est même entraîné pour ça… Je te le répète, la seule solution
serait de quitter Bellerocaille et de monter à Paris. Là-bas, on aurait la
paix, le nom de Pibrac n’évoque rien.
— Ça jamais !
L’idée lui vint lorsqu’il cessa de
la chercher.
— Si on changeait de nom ?
Je veux dire changer officiellement… C’est possible si on prouve qu’on a une
bonne raison. Et si quelqu’un a une bonne raison, c’est bien nous.
— Et on s’appellerait
comment ?
— Je ne sais pas… comme tu
veux. Nous n’avons que l’embarras du choix. Mais admets qu’il n’y a pas mieux
pour se désolidariser de lui.
Dès qu’il fut en état de se lever,
Léon se rendit à la mairie où un employé l’informa que pour changer de
patronyme, il fallait au préalable publier son intention dans le Journal
officiel, dans le journal de son lieu de naissance et dans celui de sa
ville de résidence.
— Cela fait, vous adresserez
votre requête en double exemplaire au garde des Sceaux en précisant les motifs
allégués à l’appui de l’abandon de votre nom d’origine. N’oubliez pas d’y
joindre tous les documents établissant le bien-fondé de votre requête ainsi
qu’un exemplaire des journaux ayant fait l’objet des publications exigées plus
haut.
Léon suivit ces consignes
scrupuleusement, joignant aux justificatifs les articles relatant l’attitude de
son père lors du procès, puis de l’exécution des chauffeurs.
La réponse négative de la
chancellerie le vexa plus qu’elle ne le découragea. D’accord avec Hortense, il
prit le train et se rendit à Albi où demeurait maître Nicolas Malzac, l’un des
meilleurs procéduriers du Sud-Ouest, le seul à se vanter de n’avoir jamais
perdu un procès.
Un majordome en livrée introduisit
Léon dans le luxueux hôtel particulier de l’avocat, rue du Tendat, face au
Tarn. Sans un regard pour les coûteuses raretés du mobilier, il alla droit au
but de sa visite.
— Le nom de mon père est devenu
trop lourd à porter. Je n’en peux plus. Ma femme n’en peut plus, mes trois
enfants n’en peuvent plus. J’ai donc voulu en changer, mais l’administration
juge mes motifs insuffisants et me dénie ce droit.
— Et quel est ce nom, je vous
prie ?
— Je suis un Pibrac, dit Léon
en regardant ses bottines avec embarras.
L’avocat hocha la tête d’un air
compatissant.
— Je comprends. Et comment
aimeriez-vous que l’on vous appelât ?
— Ma femme et moi-même avons
pensé à Bouzouc, qui est le nom de feu mon beau-père.
— Je vois, je vois. Avez-vous
correctement suivi la procédure ?
Léon lui remit le dossier refusé.
Malzac le parcourut brièvement.
— Qu’attendez-vous de
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