Dieu et nous seuls pouvons
« bagages » de ces
messieurs. Il n’osait pas prononcer le mot de guillotine.
— Tu n’as qu’à les charger dans
notre fourgon. Nous l’avons pris exprès, proposa Hippolyte à Deibler. Nous la
déposerons à l’hôtel de ville avant d’aller à l’oustal.
Anatole apprécia cette délicate
attention. Près de ses sous, il avait appréhendé d’avoir à louer un véhicule,
certain que son portefeuille serait mis à rude épreuve. Ne disait-on pas à
Paris qu’un Aveyronnais valait deux Auvergnats !
— J’ai eu beau leur seriner sur
tous les tons qu’il était plus pratique et plus économique que tu utilises la
nôtre, ces crétins de fonctionnaires n’ont rien voulu savoir, expliqua
Hippolyte en suivant le déchargement des caisses sur le quai et leur transfert
dans son fourgon, repeint à neuf après que les gendarmes l’avaient repris aux
chauffeurs et le lui avaient restitué.
Le trajet de la gare jusqu’à la
place du Trou, dans la ville haute, où se trouvait la mairie, ne manqua pas de
pittoresque pour les Parisiens.
Comme pour Laragne-Garou, la
sorcière qui venait parfois en ville se réapprovisionner en objets pointus, les
apparitions d’Hippolyte étaient rares et toujours remarquées. « J’ai vu
l’bourrel ! » disait-on après l’avoir croisé, sur le ton de :
« J’ai vu un chat noir passer sous une échelle. » Droit sur son
siège, le visage impénétrable sous son chapeau, il répondait d’un bref
hochement de la barbe à ceux qui osaient le saluer : la plupart étant des
gens qu’il avait guéris ou soulagés par ses talents de rebouteux.
— Mirez la vieille !
s’exclama Léopold, l’adjoint de première classe, elle vient de se signer en
nous voyant. C’est l’vrai Moyen Age ici.
Anatole, lui, fut plus sensible à la
déférente rapidité avec laquelle les véhicules s’écartaient au passage du
fourgon rouge et noir. Ce n’était pas à Paris qu’on aurait vu une chose
pareille. D’ailleurs, à Paris, à l’exception de ses voisins et des
journalistes, personne ne le reconnaissait… Il envia le vieil homme qui vivait
aussi paisiblement son état de paria social. « J’espère être aussi vert à
son âge, en revanche, je ne sais pas si j’aurai le culot de me teindre les
cheveux, s’il m’en reste, à l’allure où je les perds. Et ce Casimir, quelle
allure, quelle arrogance ! Un vrai valet d’échafaud de l’Ancien Régime.
Ah, ils sont parfaits, tous les deux…»
Une fois la guillotine rangée dans
une remise cadenassée de la mairie et les paperasseries administratives
accomplies, le fourgon prit la rue Droite et descendit vers la ville basse et
le pont de la République.
— Bigre ! s’étonna Anatole
lorsqu’ils furent en vue de l’oustal de la croisée du Jugement-Dernier. C’est
plus impressionnant que je ne l’imaginais. C’est une véritable forteresse.
*
Le dîner s’achevait dans la bonne
humeur. Hippolyte et Anatole bavardaient en fumant, les aides avaient desserré
leur ceinture et dégustaient de l’alcool de prune en les écoutant. Leur hôte
avait bien fait les choses : d’abord on leur avait servi une délicieuse
soupe aux croûtons et à l’ail, suivie d’un assortiment de cochonnaille qu’ils
avaient englouti sur du pain bon comme du gâteau. Ensuite on leur avait apporté
du lièvre au saupiquet accompagné d’une purée de châtaignes à l’huile d’olive
saupoudrée d’ail roussi. Puis il y eut une salade de chicorée, cinq variétés de
fromages et, pour conclure, une galette à la frangipane chaude qui embua
d’émotion les yeux des plus gourmands. Ils burent un excellent vin rouge. Les
bouteilles poussiéreuses étaient frappées d’une étiquette aux armes de la
famille : « Clos Pibrac ».
Si tous avaient remarqué
qu’Hippolyte ne buvait que de l’eau claire, nul ne s’en étonna. Tout le monde
dans le milieu connaissait les raisons de son abstinence : venant de
recevoir l’ordre d’exécuter une jeune et jolie avorteuse, Hippolyte, qui avait
vingt ans, avait cru bien faire en avalant plusieurs verres de rhum pour calmer
sa nervosité. Tout se déroula bien jusqu’au moment où elle aperçut la
guillotine. Là, elle tenta de fuir et il fallut la brutaliser quelque peu.
L’alcool ayant émoussé ses réflexes, Hippolyte commit une maladresse que la
bougresse mit à profit en le mordant cruellement à la main droite. Si cruellement
qu’il fallut l’amputer
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