Dieu et nous seuls pouvons
D’autres, en porcelaine de Sèvres, figuraient des scènes
révolutionnaires telles que la prise de la Bastille, l’exécution de
Louis XVI, celle de Marie-Antoinette, Marat dans sa baignoire sabot… Un
pan de mur était occupé par d’étranges louches ouvragées. La plus grande, en
merisier, avait la forme d’une main ouverte.
Attiré par une délicate vitrine
marquetée posée sur une commode Louis XV à tombeau, il tomba en arrêt
devant une collection de nez, la plupart en bois peint, certains en cuir,
d’autres en métal. L’un d’eux, busqué, était en porcelaine. L’étrangeté de ces
nez provenait de leur usure, indiquant qu’ils avaient été portés.
L’avocat examinait le dos de la
vitrine lorsqu’une voix le fit tressaillir :
— C’est Roentgen qui l’a faite,
et la marqueterie est de Zick. Si c’est ce que vous cherchiez, monsieur Malzac.
Au premier coup d’œil, Malzac sut
qu’il n’avait jamais rencontré un pareil individu.
— Monsieur Pibrac, je présume.
— Vous présumez bien.
Ils se serrèrent la main en
s’observant. L’avocat sentit l’absence de trois phalanges. Il remarqua aussi la
longue chevelure d’un noir sans reproche et les vêtements tout droit sortis
d’une gravure de mode du Second Empire.
— Ils appartenaient à l’ancêtre
fondateur de notre lignée, dit Hippolyte en désignant la vitrine aux nez, puis
un tableau accroché à la boiserie du mur du fond, le premier d’une série de
huit.
Malzac s’approcha et croisa le
regard d’un jeune homme souriant au long appendice bourbonien attaché sur sa
nuque par un lacet de cuir. Il posait sur un échafaud dressé devant des
fourches patibulaires auxquelles pendaient quatre suppliciés que l’artiste
avait reproduits avec un grand réalisme. Le jeune homme était entouré d’un loup
gris assis sur ses pattes arrière et d’un billot planté d’une hache. Vêtu comme
dans un roman d’Alexandre Dumas, il portait une longue rapière et deux
chenapans glissés dans sa ceinture. L’oustal n’existait pas, à sa place
figurait une baraque de planches peintes en vermillon. Sur une plaquette de
cuivre clouée sur le coûteux cadre de bois doré, on lisait : Justinien
I er (1663-1755).
— Puis-je vous offrir du café,
du thé ou peut-être du vin ?
Il accepta l’alcool, mais avant de
s’asseoir, il voulut voir les autres toiles.
L’air énigmatique sous un tricorne
rouge et noir, Justinien II (1699-1764) était représenté les bras
croisés sur l’escabeau d’une potence vide. L’oustal peint en rouge et ses tours
étaient là, mais pas le mur d’enceinte. L’une des cheminées du toit de lauzes
noires fumait. Un gonfanon peint dans le ciel portait l’inscription : Dieu et nous seuls pouvons.
Vêtu d’une carmagnole chamois et
d’un pantalon rayé jaune et vert, coiffé d’un bonnet phrygien, Justinien III
(1732-1804) souriait modestement au peintre qui l’avait représenté place du
Trou, à côté d’une guillotine dressée sur un échafaud, sur fond de gardes
nationaux et d’une foule enthousiaste. Il présentait à bout de bras une tête
perruquée.
Avec Justinien IV
(1772-1850), on retournait à la croisée du Jugement-Dernier. L’oustal était
débarrassé de sa couche de rouge et le mur d’enceinte était là, rehaussé de
pertuisanes. Son propriétaire, en redingote à collets, cravate à triple tour et
culottes de coutil à milleraie, était coiffé d’un chapeau cintré à large bord
incliné. Il s’était fait peindre dans la cour pavée debout à côté d’une
guillotine munie de roues et d’un timon.
Le tableau suivant était le portrait
grandeur nature de Justinien V (1814-1850) , se profilant sur un
fond de ciel céruléen. Deux angelots voletaient dans un coin de ce ciel,
soutenant le blason familial. Ce cinquième Justinien fixait le peintre d’un
regard malicieux parfaitement reproduit.
Justinien VI (1832-1850) était inachevé. Malzac vit un adolescent à l’air joyeux, quelque peu
débraillé, tête nue, mains sur les hanches, devant un échafaud et une
guillotine à peine esquissés au crayon.
La septième toile était dépourvue de
légende. Elle représentait une femme d’âge mûr, aux traits énergiques, vêtue
d’une robe de satin noir à crinoline, assise sur un divan en compagnie d’un
garçonnet à l’air particulièrement décidé. La veuve tenait entre ses doigts
fins une lettre dépliée. Quoique minuscule, le texte
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