Dissolution
les écuries. Un balai à la main, un
jeune palefrenier m’assura que les bêtes étaient en bonne forme. En effet, Chancery
et le Redshanks de Mark avaient l’air en bonne condition et heureux de me voir
après être restés si longtemps enfermés. Je caressai la longue tête blanche de
Chancery.
« Tu aimerais sortir, mon vieux cheval ? lui
murmurai-je gentiment. Il vaut mieux s’ennuyer ici que d’être perdu au milieu
des intempéries dehors. Il y a des choses pires que de rester dans une stalle d’écurie. »
Le jeune palefrenier passa près de moi et me lança un drôle
de regard.
« Vous ne parlez pas à vos chevaux, vous ? »
lui demandai-je. Il marmonna quelque chose d’inintelligible et se remit à
balayer.
Je dis au revoir aux chevaux et retournai lentement à l’infirmerie.
On avait dégagé un espace dans la neige de la cour et dessiné à la craie des
carrés de diverses tailles sur le sol. Six moines jouaient à un jeu consistant
à exécuter des pas complexes après un jet de dés. Appuyé sur sa bêche, Bugge
contemplait le spectacle. En me voyant, les moines s’interrompirent et
voulurent s’écarter, mais je leur fis signe de continuer. Je reconnus le jeu
pour l’avoir vu pratiquer à Lichfield, savant mélange de marelle et de dés
auquel s’adonnaient tous les moines bénédictins.
Comme je regardais la scène, le frère Septimus, le gros moine
un peu niais auquel le frère Guy avait reproché de s’empiffrer, passa en
claudiquant dans la neige, ahanant tant et plus.
« Viens te joindre à nous, Septimus ! » lança
l’un des moines. Les autres s’esclaffèrent.
« Oh non ! C’est impossible… Je risquerais de
tomber.
— Allez, viens ! On suit la version simplifiée. C’est
pas difficile, même pour une nouille comme toi !
— Oh non, non ! »
L’un des moines lui attrapa le bras et, malgré ses
protestations, le traîna jusqu’au milieu de l’espace déblayé, tandis que celui
qui se trouvait là s’écartait déjà. Tout le monde ricanait, même Bugge. Presque
tout de suite, Septimus glissa sur une plaque de glace et tomba à la renverse
en poussant un grand cri. Les moines hurlèrent de rire.
« Aidez-moi à me relever ! cria le frère Septimus.
— On dirait un cloporte renversé sur le dos ! Allez,
cloporte, relève-toi donc !
— Bombardez-le de boules de neige ! lança l’un d’eux.
Ça l’obligera à se relever. »
Les moines se mirent à cribler de boules de neige le
malheureux, qui, à cause de son poids et de son infirmité, ne réussissait pas à
se redresser. Hurlant et se tordant dans tous les sens, il avait de plus en
plus l’air d’une tortue renversée.
« Arrêtez ! hurlait-il. Mes frères, je vous en prie,
laissez-moi tranquille ! »
Ils continuèrent à pousser des cris et à lui envoyer des
boules de neige. Ce n’était pas une amusante plaisanterie comme celle à
laquelle j’avais assisté la veille. Je me demandais si je devais intervenir
lorsqu’une voix forte domina le vacarme.
« Mes frères ! Cessez immédiatement ! »
Les moines lâchèrent leurs boules de neige alors que la haute
silhouette du frère Gabriel, la mine furieuse, approchait à grands pas.
« Est-ce là la fraternité chrétienne ? Vous devriez
avoir honte ! Aidez-le à se relever ! » Deux jeunes moines s’empressèrent
d’aider un Septimus haletant et suffoquant à se remettre sur pied.
« À l’église ! Vous tous ! Prime commence dans
dix minutes ! » Le sacristain sursauta un peu en m’apercevant parmi
les spectateurs. Il s’avança vers moi tandis que les frères s’égaillaient.
« Je suis désolé, monsieur le commissaire. Il arrive que
les moines se conduisent comme des enfants turbulents.
— C’est ce que je vois. » Je me rappelai ma
conversation avec le frère Guy. « Aucune fraternité chrétienne dans cette
scène, en effet. » Je considérai le frère Gabriel d’un œil neuf, me
rendant compte qu’il n’était pas obédiencier pour rien. Lorsque c’était
nécessaire, il était tout à fait capable de faire montre d’autorité et de force
morale. Mais, sous mon regard, cette assurance sembla se retirer de son visage
et laisser la place à la tristesse.
« Cela semble une règle universelle, n’est-ce pas ?
qu’ici-bas l’on cherche toujours des souffre-douleur et des boucs émissaires. Surtout
aux époques de troubles et de tensions. Comme je l’ai dit tout à l’heure,
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