Dissolution

Jusqu’au
moment où, vers la fin, il s’est mis à parler durant sa maladie, et alors vous
l’avez empoisonné. Depuis lors vous semblez en proie à de terribles souffrances,
comme si vous étiez bourrelé de remords. Tout s’emboîte parfaitement, mon frère. »
    Il se leva et me fit face, s’agrippant au dossier de son
siège. Il prit deux profondes inspirations. La main de Mark se posa
négligemment sur la poignée de son épée.
    « Vous êtes le commissaire du roi, dit-il d’une voix
tremblante, mais votre diatribe est celle d’un avocat minable. Je n’ai tué
personne. » Il se mit à hurler. « Personne ! Je suis un pécheur,
mais depuis deux ans je n’ai enfreint aucune loi du royaume ! Vous pouvez
le demander à tout le monde, ici et en ville, si vous le souhaitez, mais vous
ne trouverez rien ! Rien ! » Sa voix retentit dans toute l’église.
    « Calmez-vous, mon frère, déclarai-je d’un ton modéré. Et
répondez-moi poliment.
    — Le frère Alexandre n’était ni mon ami ni mon ennemi. C’était
un vieil homme paresseux et niais. Quant au pauvre Simon… (il poussa un soupir
qui était presque un râle)… il a protégé cette jeune personne au début de son
noviciat. Je crois qu’ils se sentaient tous les deux perdus et en danger ici. Je
lui avais dit qu’il ne devait pas fréquenter les serviteurs, que cela lui
porterait tort. Il m’a appris qu’elle se plaignait d’être harcelée…
    — Par qui ?
    — Il n’a pas voulu me le dire. Elle lui avait fait jurer
de se taire. Ç’aurait pu être n’importe quel moine. J’avais conseillé à Simon
de ne pas se mêler de ce genre de chose et de tâcher de convaincre la servante
d’avertir le frère Guy. On venait de l’engager comme infirmier après la mort d’Alexandre…
De honte, ajouta-t-il avec amertume.
    — Et puis elle a disparu. »
    Un spasme crispa son visage.
    « J’ai cru, comme tout le monde, qu’elle s’était enfuie. »
Il me fixa d’un air lugubre puis reprit d’une nouvelle voix, froide et calme.
« Eh bien ! monsieur le commissaire, je constate que vous avez bâti
toute une théorie qui vous fournit la clef de l’énigme. Il ne reste plus sans
doute qu’à soudoyer un faux témoin et à m’envoyer au gibet. C’est monnaie
courante de nos jours. Je sais ce qui est arrivé à sir Thomas More.
    — Non, frère Gabriel, il n’y aura pas de faux témoin. Je
vais découvrir les preuves dont j’ai besoin. » Je m’approchai un peu plus
de lui. « Je vous préviens : de graves soupçons pèsent sur vous.
    — Je suis innocent. »
    Je le fixai un instant, puis me reculai.
    « Je ne vais pas vous faire arrêter tout de suite, mais
je vous interdis de quitter l’enceinte du monastère pour le moment. Si vous
cherchez à en sortir, ce sera considéré comme un aveu de culpabilité. Vous
saisissez ?
    — Je n’ai pas l’intention de sortir d’ici.
    — Restez à tout moment à ma disposition. Viens, Mark ! »
    Je m’éloignai à grands pas, abandonnant le frère Gabriel au
milieu de sa pile de livres. Dehors, je frappai de la main l’encadrement de
pierre du portail de l’église.
    « J’étais persuadé de l’avoir coincé.
    — Le croyez-vous toujours coupable ?
    — Je n’en sais rien. Je pensais qu’il s’effondrerait si
je l’accusais et qu’il fût coupable. Mais… (je secouai la tête)… il cache
quelque chose, j’en suis certain. Il m’a traité d’avocat minable et c’est
peut-être vrai, mais si mes vingt ans de tribunal m’ont appris une chose, c’est
à sentir quand quelqu’un ne dit pas tout ce qu’il sait. Allons-y !
    — Où va-t-on maintenant ?
    — À la blanchisserie. On pourra faire d’une pierre deux
coups : vérifier son histoire et rencontrer ce Luke. »
    **
    La blanchisserie se trouvait dans une grande dépendance près
de la crémerie. De la vapeur s’échappait des grilles de ventilation et j’avais
vu des serviteurs entrer dans le bâtiment et en sortir chargés de paniers de
linge. Je tournai le loquet de la lourde porte de bois et pénétrai à l’intérieur.
Mark la referma derrière lui.
    À l’intérieur, il faisait chaud et très sombre. Je ne vis d’abord
qu’une grande salle au sol dallé parsemé de paniers et de seaux. Puis Mark s’écria :
« Seigneur Dieu ! » et je les aperçus alors.
    La pièce était pleine de chiens. Il y avait une dizaine de
molosses que j’avais vus errer dans la cour le