Dissolution
d’été et puis celui d’hiver, sans la moindre
modification, depuis plusieurs siècles. Les bénédictins m’ont donné une vie que
je n’aurais jamais pu avoir dans le monde. Le fils d’un approvisionneur de
navires parvenu à la position d’abbé. » Il ébaucha un pâle et triste
sourire. « Ce ne sont pas seulement mes privilèges que je regrette, monsieur
le commissaire, mais la tradition, la vie d’antan. L’ordre a commencé à se
rompre ces deux dernières années. Jadis, nous avions tous les mêmes croyances, le
même point de vue, mais les réformes ont apporté les dissensions, la discorde. Et
maintenant le meurtre. La dissolution, chuchota-t-il. La dissolution. » Je
vis deux grosses larmes se former dans le coin de ses yeux. « Je vais
signer l’acte de soumission, murmura-t-il. Je n’ai pas le choix, n’est-ce pas ? »
Je secouai la tête lentement.
« Je recevrai la pension promise par le commissaire
Singleton ?
— Oui, Votre Seigneurie, vous toucherez votre pension. Je
me demandais à quel moment nous y viendrions.
— Il me faudra d’abord, bien sûr, obtenir l’assentiment
officiel des frères. Je détiens tout en leur nom, voyez-vous.
— Attendez encore un peu. Vous les mettrez au courant
dès que je vous préviendrai. »
Il acquiesça d’un air morne, baissant
à nouveau la tête pour cacher ses larmes. Je le regardai. J’avais récolté sans
effort le trophée que Singleton avait cherché à décrocher avec tant de zèle. Les
meurtres avaient brisé la résistance de l’abbé. Et maintenant je croyais
deviner l’identité du meurtrier, de celui qui les avait tous tués.
**
Je trouvai le frère Guy dans son dispensaire. Mark était
assis sur un tabouret près de lui, toujours vêtu de sa blouse de serviteur. L’infirmier
était occupé à nettoyer des couteaux dans une bassine pleine d’eau d’un vert
brunâtre. Le cadavre avait été placé sur la table, dissimulé, à mon grand
soulagement, sous la couverture. Mark était blême et on distinguait même une
pâleur sous-jacente au teint sombre de l’infirmier, comme si de la cendre
transparaissait sous sa peau.
« J’ai examiné le corps, dit-il d’une voix calme. Je ne
peux en être certain, mais, à en juger par sa taille et sa corpulence, je pense
qu’il s’agit de la jeune Orpheline. Et les cheveux étaient blonds. Mais je peux
vous dire comment elle est morte. On lui a brisé la nuque. » Il tira sur
la couverture, révélant l’horrible tête. Il la fit lentement pivoter. Elle
pendit d’un côté, les vertèbres disjointes. J’eus du mal à étouffer une nausée.
« Elle a donc été assassinée.
— Elle n’aurait pu se blesser ainsi en tombant dans l’étang.
Maître Poer dit que le fond est recouvert d’une épaisse couche de vase. »
J’opinai du chef.
« Merci, mon frère. Mark, l’autre chose que nous avons
récupérée, est-elle dans notre chambre ? Nous devons aller faire une
visite. As-tu des vêtements de rechange ?
— Oui, monsieur.
— Va les mettre. Tu ne dois pas te promener ainsi, vêtu
en domestique. »
Il nous quitta et je m’assis sur le tabouret. L’infirmier
courba la tête.
« D’abord, Simon Whelplay empoisonné à mon nez et à ma
barbe, et maintenant il semble que cette malheureuse, mon ancienne assistante, ait
aussi été tuée. Et moi qui croyais que c’était une voleuse…
— Combien de temps est-elle restée avec vous ?
— Pas longtemps, quelques mois seulement. Elle
travaillait dur, mais je la trouvais renfermée, un rien maussade. Je crois qu’elle
faisait confiance au frère Alexandre, mais à personne d’autre. Je cherchais à
remettre de l’ordre dans l’infirmerie qu’il avait laissée en piteux état. J’aurais
dû davantage m’occuper d’elle.
— Vous a-t-elle signalé avoir été importunée par les
moines ?
— Non, répondit-il en fronçant les sourcils. Mais un
jour je l’ai trouvée devant sa porte en train de se débattre contre un moine. Elle
avait la chambre qu’occupe aujourd’hui Alice, tout au bout du couloir. Il
essayait de l’embrasser en faisant des remarques lascives.
— Qui était-ce ?
— Le frère Luke, l’assistant du blanchisseur. Je l’ai
chassé et me suis plaint à l’abbé, bien qu’Orpheline n’ait pas voulu qu’on
fasse d’histoires. L’abbé Fabian m’a dit qu’il parlerait à Luke. Il m’a appris
que ce n’était pas la première fois. Après
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