Dissolution
après tout ? Cela n’avait pas paru le cas lorsque j’avais
trouvé Guy en train de panser les blessures de Jérôme. Passant au prieur
Mortimus, je vis qu’il ne chantait pas et regardait dans le vague, droit devant
lui. Je me souvins que la vue du corps de la jeune servante l’avait horrifié
mais aussi mis en colère. Au contraire, debout entre le frère Athelstan et son
autre assistant – le vieil homme –, le frère Edwig chantait avec force.
« Lequel est-ce ? chuchotai-je à part moi. Dieu, guide
mon pauvre esprit ! » Aucune inspiration ne me vint en réponse. À
cette époque de désespoir, j’avais parfois le sentiment que Dieu n’entendait
pas mes prières. « Je T’en prie, fais qu’il n’y ait plus de morts ! »
suppliai-je, avant de quitter l’église discrètement.
**
La cour du cloître était vide lorsque j’insérai la clef
marquée « Trésorerie » dans la serrure du bâtiment de la comptabilité.
Le froid humide régnant dans la salle me fit frissonner et je m’emmitouflai
dans mon manteau. Rien n’avait changé : les bureaux, les murs couverts de
registres, le coffre placé contre la cloison du fond. On avait laissé une
bougie allumée. Je la pris et me dirigeai vers le coffre. Choisissant une autre
clef, je l’ouvris.
Le coffre était divisé en casiers bourrés de sacs, lesquels
portaient chacun une étiquette indiquant la valeur des pièces contenues à l’intérieur
ainsi que la somme totale. Je sortis ceux renfermant des pièces d’or :
« angelots », « demi-angelots » et « nobles ». En
ouvrant deux au hasard, je comptai les pièces et vérifiai la somme marquée. Tout
concordait et le montant indiqué dans le coffre s’avéra identique à celui
consigné dans les registres. Je le refermai. Il y avait plus d’argent là que
dans le plus riche bureau de comptabilité d’Angleterre. Il était d’ailleurs
mieux protégé ici, car il était plus difficile de pénétrer dans un monastère
que dans la chambre forte d’un marchand.
Reprenant la bougie, j’ouvris la porte donnant sur l’escalier.
Je m’arrêtai sur le palier. Le bâtiment étant un peu plus haut que les autres, on
voyait par la fenêtre la pièce d’eau au-delà du cloître et, plus loin, les
marais. La main du bon larron se trouvait-elle au fond de l’étang ? Je le
saurais dès le lendemain.
Je déverrouillai le sanctuaire privé de l’économe. Plaçant la
bougie sur le bureau, je commençai par jeter un coup d’œil à quelques-uns des
registres empilés le long des murs de la pièce sans fenêtre, à l’atmosphère
oppressante. Il s’agissait de livres de comptes ordinaires datant de plusieurs
années. Le bureau était bien en ordre, les documents rangés avec une symétrie
parfaite. Le frère Edwig semblait être un obsédé de l’ordre et de la précision.
Le bureau était doté de deux profonds tiroirs. J’essayai un
grand nombre de clefs avant de trouver celles qui les ouvraient. Le premier
contenait deux livres latins que je sortis. Il s’agissait de Summa contra
Gentiles et Summa Theologiae de saint Thomas d’Aquin. Je les
regardai avec dégoût. Ainsi donc, le frère Edwig était adepte de l’ancienne et
discréditée théologie scholastique du saint italien. Comme s’il était possible
de prouver l’existence de Dieu par la logique, alors que seule la foi comptait !
Mais je comprenais bien comment les syllogismes desséchés de Thomas d’Aquin
pouvaient séduire cet esprit aride.
Je replaçai les livres puis ouvris l’autre tiroir. À l’intérieur
se trouvaient plusieurs registres empilés les uns sur les autres. J’eus un
sourire sarcastique… Ils avaient tous une couverture bleue. « Merci, Alice »,
murmurai-je. Trois ou quatre étaient du même type que celui qu’il m’avait remis,
plein de notes rapides et de calculs remontant plusieurs années en arrière. L’un
d’eux avait une tache de vin sur la couverture, et j’y trouvai seulement d’autres
notations hâtives. (Il avait sans doute renversé une bouteille. Cela avait dû l’indisposer
d’avoir ainsi abîmé ses beaux registres impeccables.) Je retirai le dernier, qui
lui n’était pas taché.
Ce livre contenait des inscriptions concernant des ventes de
terres effectuées durant les cinq dernières années. Mon cœur se mit à cogner et
mon corps à vibrer fébrilement. Je posai le livre sur le bureau et en approchai
la bougie d’une main qui tremblait légèrement,
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