Dissolution
frère, avez-vous jamais été à Tolède ? »
Il haussa les épaules.
« Quand j’étais enfant, notre famille allait de ville en
ville. Nous n’avons été en sécurité qu’en arrivant en France, quand j’avais
douze ans. Oui, je me rappelle que nous avons séjourné quelque temps à Tolède. Je
me rappelle un grand château, un bruit de métal battu apparemment dans un
millier d’ateliers.
— Y avez-vous jamais rencontré un Anglais ?
— Un Anglais ? Je ne m’en souviens pas. Non que
cela eût été inhabituel à l’époque, car il y avait jadis beaucoup d’Anglais en
Espagne. Il n’y en a plus aujourd’hui, bien sûr.
— Oui. L’Espagne est devenue notre ennemie. » Je m’approchai
de lui pour plonger mon regard dans ses yeux marron, mais ils étaient
insondables. Je refermai mon manteau. « Il faut que je vous quitte
maintenant, mon frère.
— Voulez-vous reprendre votre chambre à l’infirmerie ?
— Nous verrons. Mais faites-y allumer un feu. Bonne nuit. »
Je le quittai et me dirigeai vers la maison abbatiale. Lorsque
je passai devant les dépendances, je jetai des coups d’œil anxieux dans les coins
sombres, guettant le blanc reflet d’une soutane de chartreux. Qu’avait l’intention
de faire Jérôme maintenant ?
**
Le vieux serviteur répondit au coup que je frappai à la porte.
Il me dit que l’abbé Fabian était là, qu’il parlait avec le prieur, et que
maître Mark se trouvait dans sa chambre. Il me conduisit au premier, à l’ancienne
chambre du vieux Goodhaps, débarrassée des bouteilles et de l’odeur du vieil
homme sale. Mark travaillait, assis à la table couverte de lettres. Je notai
que ses cheveux avaient beaucoup poussé. Il lui faudrait aller chez le barbier
à Londres s’il voulait rester à la mode.
Il me salua brièvement, l’œil froid et vigilant. J’étais à
peu près certain que ces derniers jours il avait passé avec Alice le plus de
temps possible.
« Tu regardes la correspondance de l’abbé ?
— Oui, monsieur. Les lettres semblent toutes avoir trait
aux affaires courantes. » Il scruta mon visage. « Comment les choses
se sont-elles passées à Londres ? Vous avez découvert l’origine de l’épée ?
— Certains indices. J’ai fait quelques démarches
supplémentaires et j’attends un messager venant de Londres. En tout cas, l’éventualité
que les Seymour aient reçu des lettres de Jérôme ne semble pas inquiéter
Cromwell. Mais il paraît que le chartreux s’est échappé.
— Le prieur l’a cherché partout avec plusieurs jeunes
moines. Je leur ai prêté main-forte hier pendant quelque temps, mais on n’a
trouvé aucune trace de lui. Le prieur est très en colère.
— Ça ne m’étonne pas. Et qu’en est-il de ces rumeurs
selon lesquelles on dissout les monastères ?
— Apparemment, un homme de Lewes a raconté à la taverne
que le grand prieuré s’est soumis.
— Cromwell a dit que c’était imminent. Il envoie sans
doute des agents dans tout le pays pour répandre la nouvelle afin d’effrayer
les autres maisons. Mais je n’ai pas la moindre envie pour l’instant que de
folles rumeurs circulent partout. Il faudra que j’essaie de rassurer l’abbé, de
le persuader qu’il y a une chance que Scarnsea demeure ouvert pour le moment. »
Le regard de Mark se fit plus froid. Ce mensonge lui déplaisait. Les paroles de
Joan affirmant qu’il était trop idéaliste pour notre monde me revinrent en
mémoire.
« J’ai reçu une lettre du pays, lui dis-je. La moisson a
été médiocre, hélas ! Ton père espère que les monastères seront dissous, car
ça apportera du travail aux Augmentations. » Il ne répondit pas, se
contentant de fixer sur moi un regard triste, glacial.
« Je vais voir l’abbé, lui dis-je. Toi, reste ici pour
le moment. »
**
L’abbé Fabian était assis à son bureau, en face du prieur. Ils
donnaient l’impression d’être là depuis un certain temps. L’abbé avait les
traits horriblement tirés. Le visage du prieur Mortimus était tout rouge, l’image
même de la colère. Ils se levèrent tous les deux lorsque j’entrai.
« Messire Shardlake, ravi de vous voir de retour, dit l’abbé.
Votre voyage a-t-il été couronné de succès ?
— Oui, dans la mesure où lord Cromwell ne se soucie pas
des lettres que Jérôme a pu envoyer. Mais j’ai appris que le drôle s’est
échappé.
— J’ai fouillé les lieux de fond en comble
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