Dissolution
reprit-il.
Pourquoi nourrissez-vous de vains espoirs ? Comment croyez-vous ces
mensonges concernant la sécurité de Scarnsea alors que vous êtes au courant de
ce qui se passe dans tout le pays ? Idiots ! Idiots ! Le roi va
tous vous réduire à néant ! » Il tapa des deux poings sur la table
avant de sortir à grands pas du réfectoire en claquant la porte. Une chape de
silence tomba sur la salle.
Je pris une profonde inspiration.
« Prieur Mortimus, j’affirme que ce sont là des propos
séditieux. Prenez, je vous prie, quelques serviteurs et placez le frère Edwig
en détention. »
Le prieur était atterré.
« Mais, monsieur, il n’a rien dit contre la suprématie
royale. »
Mark se pencha vers moi, suppliant.
« Mais, monsieur, ce n’étaient sûrement pas des
déclarations félonnes ! s’écria-t-il.
— Suivez mes instructions ! » Je fixai l’abbé
Fabian.
« Dieu du ciel, Mortimus, obéissez ! »
Le prieur pinça les lèvres, mais se leva de table et s’éloigna
d’un pas vif. Je restai immobile un moment, plongé dans mes pensées, conscient
d’être le point de mire de tous les présents, avant de partir à mon tour, intimant
d’un geste à Mark l’ordre de ne pas bouger. J’atteignis la porte du réfectoire
au moment où le prieur, sortant de la cuisine à la tête d’un groupe de
serviteurs munis de torches, se dirigeait vers le bâtiment de la comptabilité.
Une main s’abattit soudain sur mon bras. Je pivotai sur mes
talons. C’était Bugge, le regard ardent.
« Monsieur, le messager est arrivé !
— Quoi ?
— Le coursier venant de Londres, il est là. Je n’ai
jamais vu quelqu’un d’aussi crotté. »
Je m’attardai quelques instants, regardant le prieur Mortimus
cogner sur la porte de la comptabilité. J’hésitais entre le désir de le suivre
et celui d’aller voir le messager. J’étais pris de vertige, des paillettes
dansant devant mes yeux. Je repris mon souffle et me tournai vers Bugge qui me
regardait avec étonnement.
« Allons-y ! » fis-je, et je menai la marche
en direction du corps de garde.
31
L e
messager était assis tout près du feu. Malgré la boue le recouvrant de pied en
cap, je reconnus un jeune homme que j’avais vu apporter des lettres au bureau de
lord Cromwell. Le vicaire général devait déjà savoir ce qu’avait dit le gardien
de la Tour.
Visiblement épuisé, il se leva en vacillant un peu et s’inclina.
« Messire Shardlake ? »
Je fis oui de la tête, trop crispé pour parler.
« Je dois vous remettre ceci en personne. » Il me
tendit un pli revêtu du sceau de la Tour. Lui tournant le dos, ainsi qu’à Bugge,
je rompis le sceau et lus les trois lignes du message. C’était bien ce que j’avais
pensé. Me forçant à avoir l’air serein, je me retournai vers le portier qui
scrutait mes traits. Le messager s’était derechef affalé près du feu.
« Maître Bugge, dis-je, cet homme a accompli un long
trajet. Assurez-vous qu’il aura une chambre avec un bon feu pour la nuit et de
la nourriture s’il le désire… Comment vous appelez-vous ? demandai-je au
messager.
— Hanfold, monsieur.
— Il y aura peut-être un message à rapporter demain
matin. Bonne nuit. Vous avez bien fait de chevaucher ventre à terre. »
Je quittai la loge, chiffonnant le papier dans ma poche, et
retraversai en hâte la première cour. Sachant ce qui me restait à faire, je n’avais
jamais eu le cœur aussi lourd.
Je m’arrêtai. Qu’était-ce ? Du coin de l’œil je vis une
ombre bouger. Je me retournai si brusquement que je faillis perdre l’équilibre
dans la neige boueuse. J’étais sûr qu’il y avait eu un mouvement près de l’appentis
du forgeron, mais on n’apercevait plus rien maintenant.
« Qui est là ? » criai-je.
Il n’y eut aucune réponse. Pas le moindre son à part le bruit
continu de la neige fondue dégouttant des toits. La brume s’épaississait. Elle
s’enroulait autour des bâtiments, en estompant les contours, encadrant d’un
halo la plaque de lumière jaunâtre des fenêtres. L’oreille aux aguets, je
poursuivis mon chemin jusqu’à l’infirmerie.
On avait enlevé les draps du lit du frère Francis. Le moine
aveugle était assis dans son fauteuil à côté, la tête baissée. Le gros moine
dormait. Il n’y avait personne d’autre dans la salle. Le dispensaire du frère
Guy était vide également. Les moines devaient toujours être au réfectoire.
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