Dissolution
bruit des rats se précipitant vers le centre de la pièce, près de la
cheminée où il faisait le plus chaud.
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Comme à l’accoutumée, j’avais fait semblant de prendre la
chose à la légère, mais la manière dont les villageois avaient regardé ma bosse
et la remarque du larbin d’abbaye m’avaient infligé une blessure familière, un
coup à l’estomac qui avait entamé mon enthousiasme. J’avais passé ma vie à
faire fi de ces insultes, même si dans ma jeunesse j’avais souvent eu envie de
hurler de fureur. J’avais vu assez d’infirmes dont la cervelle était devenue
aussi tordue que leur corps sous le poids des insultes et des moqueries
endurées. Le sourcil froncé, ils lançaient des regards noirs au monde et se
retournaient pour agonir d’injures obscènes les enfants qui les interpellaient
dans la rue. Mieux valait tenter de n’en faire aucun cas et continuer à mener
la vie que Dieu avait bien voulu vous donner.
Je me rappelais la fois où une telle indifférence m’avait été
impossible. L’événement avait transformé ma vie du tout au tout. J’avais quinze
ans et fréquentais l’école diocésaine de Lichfield. En tant que grand élève, je
devais assister à l’office dominical et parfois servir la messe. C’était un
merveilleux moment après une longue semaine passée dans mes livres à étudier le
grec et le latin médiocrement enseignés par le frère Andrew, un gros moine de
la cathédrale épris de la dive bouteille.
La cathédrale était illuminée, les lumières des cierges
tremblotant devant l’autel, les statues et le jubé recouvert de splendides peintures.
Je préférais les jours où je ne servais pas la messe mais restais assis au
milieu des fidèles. Derrière le jubé, le prêtre psalmodiait l’office dans un
latin que je commençais à comprendre, les répons des fidèles faisant écho à ses
paroles.
Aujourd’hui que l’ancienne messe n’est plus du tout célébrée,
il est difficile d’évoquer l’impression de mystère qu’elle suscitait. L’encens,
la mélodie rythmée des phrases en latin, accompagnée par le son de la cloche, à
l’élévation, quand dans la bouche du prêtre le pain et le vin devenaient
réellement, croyait-on, le corps et le sang de Jésus-Christ.
Cette dernière année, ma tête s’était de plus en plus emplie
de ferveur religieuse. Regardant les visages des fidèles, sereins et
respectueux, j’en étais venu à considérer l’Église comme une grande communauté
liant les vivants et les morts, faisant des paroissiens, ne serait-ce que
quelques heures, le troupeau obéissant du Grand Berger. Je me sentais appelé à
servir ce troupeau. En tant que prêtre, je pourrais guider mes semblables et
gagner leur respect.
Le frère Andrew m’ôta mes illusions lorsque, tremblant à
cause de l’importance de ce que j’allais dire, je lui demandai de m’accorder un
entretien dans son petit cabinet de travail derrière la salle de classe. Le
jour tombait. Il avait les yeux rouges, car il étudiait un parchemin sur son
bureau, sa robe noire maculée d’encre et de nourriture. Je bredouillai que je
croyais avoir la vocation et que je souhaitais être considéré comme un aspirant
à l’ordination.
Je m’attendais qu’il me questionne sur ma foi, mais il se
contenta de lever une main potelée en signe de dénégation.
« Mon garçon, déclara-t-il, tu ne pourras jamais être
prêtre. N’en es-tu pas conscient ? Tu ne devrais pas me faire perdre mon
temps avec ce genre de requête. » L’agacement lui faisait froncer ses
sourcils blanchis. Il n’était pas rasé et les poils de sa barbe formaient comme
de la gelée blanche sur ses grosses bajoues violacées.
« Je ne comprends pas, mon frère. Pourquoi pas ? »
Il soupira, me soufflant en plein visage son haleine
empestant l’alcool.
« Jeune Shardlake, tu n’es pas sans savoir, n’est-ce pas,
que dans la Genèse il est dit que Dieu a créé l’homme à son image ?
— Bien sûr, mon frère.
— Pour servir son Église, il faut être conforme à cette
image. Quiconque est affligé d’une infirmité visible, ne serait-ce qu’un bras
atrophié – alors ne parlons pas d’une énorme bosse comme la tienne ! –, ne
pourra jamais devenir prêtre. Comment pourrais-tu servir d’intercesseur entre
les pécheurs ordinaires et la majesté de Dieu, alors que ton corps est si
inférieur au leur ? »
J’eus soudain l’impression de me recouvrir de
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