Dissolution
la courte échelle pour m’aider à enfourcher
Chancery, car j’ai du mal à sauter en selle tout seul. Il monta sur Redshanks, son
vigoureux rouan, et nous nous mîmes en route, les chevaux chargés de lourdes
sacoches contenant des vêtements et mes documents. Mark semblait toujours à
moitié endormi. Il rejeta son capuchon en arrière et passa la main dans ses
cheveux en bataille pour se gratter le crâne, grimaçant à cause du vent qui les
ébouriffait.
« Seigneur Dieu ! qu’est-ce qu’il fait froid !
s’exclama-t-il.
— Tu t’es amolli en restant trop longtemps dans des
bureaux bien chauffés. Il faut que ton sang s’épaississe.
— Pensez-vous qu’il va neiger, monsieur ?
— J’espère que non. La neige pourrait nous retarder de
plusieurs jours. »
Après avoir traversé un Londres qui se réveillait tout juste,
nous parvînmes au London Bridge. Jetant un coup d’œil par-dessus le fleuve, au-delà
de la masse redoutable de la Tour, je vis un grand galion venant des mers
lointaines ancré près de l’Isle of Dogs [2] ,
sa lourde proue et ses hauts mâts formant une silhouette floue à l’endroit où
le gris du fleuve se mêlait à celui du ciel. Je désignai le bateau à mon
compagnon.
« D’où peut-il bien venir ?
— De nos jours, les hommes voyagent jusqu’à des pays que
nos pères n’imaginaient même pas, répondit-il.
— Et en rapportent des merveilles. » Je songeais à
l’étrange oiseau. « De nouvelles merveilles et peut-être de nouvelles tromperies. »
Nous continuâmes à traverser le pont. À l’autre bout, un crâne fracassé gisait
près des quais. Complètement nettoyé par les oiseaux, il était tombé de sa
perche ; les morceaux resteraient là jusqu’à ce que les amateurs de
souvenirs ou les sorcières en quête de charmes viennent les ramasser. Les
saintes Barbara du bureau de Cromwell, et maintenant cette relique de la
justice terrestre… Le malaise me gagna quand je pensai aux mauvais signes, puis
je me reprochai d’être superstitieux.
**
Au sud de Londres, la route qui passait entre les champs
alimentant la capitale, désormais marron et dénudés, resta quelque temps assez
bonne. Pour le moment, le ciel demeurait d’un blanc laiteux et le temps ne
changeait pas. À midi nous nous arrêtâmes pour déjeuner à Eltham, et peu après
nous atteignîmes la crête des North Downs et découvrîmes, s’étendant à nos
pieds jusqu’à l’horizon brumeux, l’antique forêt du Weald dont les cimes
dépouillées étaient çà et là couronnées du vert des feuilles persistantes.
La route s’étrécit, encaissée entre d’abrupts talus boisés où
de petites pistes, à moitié engorgées par les feuilles mortes, menaient à des
hameaux éloignés. Nous ne croisions que de rares rouliers. En fin d’après-midi,
nous parvînmes au petit bourg de Tonbridge et de là nous nous dirigeâmes vers
le sud. Restant bien sur nos gardes, nous guettions les voleurs, mais ne vîmes
qu’un troupeau de chevreuils en train de fourrager dans un sentier. Comme nous
tournions à un coin, les stupides bêtes escaladèrent le talus et disparurent
dans la forêt.
La nuit tombait au moment où nous entendîmes le carillon d’une
église. Après un autre tournant, nous nous retrouvâmes dans l’unique rue d’un
pauvre hameau de maisons en torchis au toit de chaume mais qui possédait une
belle église romane et, à côté, une auberge. Toutes les fenêtres de l’église
étaient pleines de bougies, une chaude lumière filtrant à travers les vitraux. La
cloche n’arrêtait pas de sonner.
« C’est l’office des défunts, dit Mark.
— Oui. Tout le village est sans doute à l’église, priant
pour que ses morts soient libérés du purgatoire. »
Nous avançâmes au pas. Depuis le seuil des maisons, de petits
enfants blonds nous examinaient d’un œil soupçonneux, mais il n’y avait que peu
d’adultes en vue. La messe chantée nous parvenait par les portes ouvertes de l’église.
À cette époque, la Toussaint constituait l’une des grandes
fêtes du calendrier. Dans chaque église, les fidèles se rassemblaient pour
assister à la messe et réciter des prières afin d’aider à abréger le séjour au
purgatoire des parents et amis. Déjà la cérémonie ne bénéficiait plus du
soutien officiel du roi et bientôt elle serait totalement interdite. D’aucuns
affirmaient qu’il était cruel de dénier aux gens le réconfort de
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