Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
Mais certes, inutile de se le rappeler, vous n’êtes pas un enfant ordinaire. Cependant, si je suis résolu à ne rien vous cacher, à demeurer le plus honnêtes des traducteurs, je dois protéger ma réputation. Je ne tiens pas à ce qu’on s’imagine que je veuille vous faire entrer trop brutalement dans le monde des adultes. Si je me suis permis de laisser notre ami don Juan de Tolède dévêtir cette belle intrigante dans son carrosse, si je n’ai point tiré le rideau de la décence devant vos yeux, c’est qu’il fallait vous peindre la scène sans pudeur. Après tout, nul ne songerait à vous cacher le sexe des dieux, des muses et des grâces en vous présentant les tableaux de nos grands maîtres. Méfiez-vous, Sire, de ces jolies femmes en habit noir. Cette bonne parole qu’elles répandent à loisir est d’ordinaire un merveilleux paravent dissimulant leurs véritables penchants. En somme, Sire, que tout cela reste entre nous.
— Comptez sur ma discrétion, chevalier. Et comptez sur ma vigilance. Me voilà prévenu. Il est pourtant vrai que cette femme me semble fort belle !
— Diablement belle, Sire, diablement belle ! Mais nous la retrouverons plus tard, à la fin de notre récit. Un récit qui va bientôt aboutir à son point d’orgue, avant d’atteindre à la vitesse du vent, un vent changeant, âpre et violent, je dois vous en prévenir, son parfait dénouement. Pour l’heure, Majesté, il est temps de nous dire adieu, de nous dire à demain. N’oubliez pas que notre prochaine journée sera des plus denses et des plus dramatiques… mais pas un mot de plus.
Oui, soufflons la chandelle, ne retardons pas l’heure du coucher. Laissons la nuit passer comme un rêve et réveillons-nous au chant du coq pour retrouver le chevalier d’Artagnan et Sa Majesté, aussi impatiente que tu l’es, ami lecteur, nous n’en doutons point, de connaître la suite de l’histoire…
Chapitre treize
Les agents du cardinal quittent le bruit des faubourgs
pour plonger dans un silence de mort
D’Artagnan se déguise
C’est désormais un rituel.
Le chevalier d’Artagnan a repris sa place, le roi la sienne, les chaises n’ont pas bougé. On a seulement remplacé les chandelles. D’Artagnan a du vin, le roi, lui, s’enivre en buvant les paroles de son dévoué protecteur.
— Reprenons, chevalier… Vous allez donc attendre toute la matinée votre prochain rendez-vous à la porte de Nesle.
— Il le faudrait, mais c’est hors de question.
« Je sors de ma tanière, alors que le jour n’est pas encore levé. J’ai quelques fonds en poche. Je marche la tête baissée, le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, emmitouflé dans ma cape. C’est l’heure où ceux qui sortent croisent ceux qui rentrent. Les premiers vont entamer à l’atelier une dure journée de labeur, les autres ont tout dépensé dans la nuit. L’arrivée imminente du soleil les chasse de ces estaminets, de ces tripots souterrains où le vin coule à flots, de ces tapis-francs où les joueurs ont vainement cherché à corriger l’injustice du sort. Devant moi, à vingt pas, un gueux de la plus belle étoffe s’en va d’un pas hésitant retrouver la chaleur de sa paillasse. Je l’accoste, je lui achète son long et hideux manteau troué, son immense chapeau dégarni et son vieux bâton noueux– celui d’un aveugle retrouvant miraculeusement la vue en compagnie des ribaudes et la perdant tout aussi facilement quand passent les honnêtes gens –, je lui achète, dis-je, son déguisement au prix d’un habit neuf et je poursuis ma route.
En approchant de l’arrivée, je confie ma cape, mon feutre et mon épée aux soins d’un marchand ouvrant sa porte.
Gardez-les en dépôt , lui dis-je en lui tendant une pièce d’argent et en ajoutant : À mon retour, la prochaine vaudra le double .
J’ai donc changé d’apparence.
Pour peu, on me donnerait la charité, je n’aurais qu’à tendre mon chapeau… mais j’aime mieux le garder sur ma tête. Il est si large qu’il masque les côtés de mon visage et me couvre d’ombre la face entière.
Je n’ai pas longtemps à attendre.
Je suis devant l’auberge où gîte l’aventurier don Juan de Tolède.
C’est là, comme je le prévoyais, qu’Edmond de Villefranche fait son apparition, les yeux rouges, livide. C’est à se demander si ce vengeur est bien le cadet, l’âme en peine, le spectre du défunt semble avoir pris possession de son corps.
La nuit
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