Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
instants plus tard, Bastoche m’a rejoint, je l’embarque à ma droite.
Mon père est oiseau, ma mère est oiselle
Nous approchons de la rue des Fauconniers.
Nous nous rangeons, à l’abri. Je descends de voiture et à l’aide d’un foulard, j’établis le signal : Nous sommes prêts, à vous de jouer .
Quelques instants plus tard, les comédiens font leur entrée.
L’un est rouge, l’autre noir.
— C’est vous que je cherche, monsieur don Juan de Tolède, dit Edmond à voix haute, en interpellant Amadéor. Il y a dix-sept ans, vous avez tué Tancrède de Gaillusac, traîtreusement, ignoblement, mais le fantôme réclame justice, je suis sa voix, je suis son bras, je suis son frère, en garde ! Défendez votre vie !
Le combat s’engage. Ces messieurs se donnent sans compter. L’escrime est de la meilleure école. Les attaques, les ripostes, les parades, les coups de pointe, tout fait sensation. C’est un duel remarquable. De maître à maître, d’égal à égal. Pourtant, le sort doit trancher. Il semble hésiter entre le style et le risque, l’art et l’audace, mais le risque et l’audace l’emportent. La botte va comme le vent. Edmond de Villefranche tombe à terre, il ne se relèvera pas. Les témoins environnants, cachés sous les arcades, à l’ombre des façades, derrière les portes entrebâillées, sortent pas à pas de leurs retraites. Ils voient l’aventurier s’approcher du cadavre, essuyer insolemment – cela semble être sa signature après exécution – la pointe de son épée rougie sur le revers de ce linceul, la cape appartenant au défunt, avant de plonger sa main aux côtés du vaincu, et de ramener une bourse aussitôt empochée. Stupeur. Cet homme n’est pas un gentilhomme, c’est un homme d’épée, mais un tueur de gens, un homme d’argent, un maraud.
L’aventurier rengaine sa rapière, puis en tendant à bout de bras le butin devant lui, il s’adresse à tous :
— Qui veut boire ? Qui veut pécher ? Je paye l’ivresse et la volupté, la pourpre du vin et la chair des putains ! Allons, aucun fripon ? N’y a-t-il que des hypocrites et des lâches aux environs ?
Sa tirade achevée, l’aventurier reste un instant immobile, comme s’il défiait la ville entière, comme s’il se tenait prêt à lui tenir tête, à lui faire lâcher la mesure de toute la longueur de son espadon, une lame trempée dans le Tage, une lame qui a dû tuer sans frémir, aveuglément, généreusement, de Séville à Tolède, de Venise à Milan, de Vienne à Bruges, à travers toute la vieille Europe et par-delà les mers.
Alors que l’écho de ses paroles, la chape de sa rude superbe, lâchés de haut, retombent sur toute la place dans un silence religieux, l’aventurier don Juan de Tolède salue solennellement la dépouille du vaincu. Puis, d’un pas tranquille, il s’en va, unechanson sur les lèvres, si légère en ces heures dramatiques, tout en faisant sauter dans une main sa prise de guerre – la bourse du mort :
Mon père est oiseau
Ma mère est oiselle
Je passe l’eau sans nacelle
Je passe l’eau sans bateau
Destination inconnue
Bastoche a gagné l’esplanade, il s’active pour dix. Il a pour mission d’aller rapporter partout, et à qui veut bien l’entendre, l’histoire de ce duel livré en pleine rue. Nous pouvons lui faire confiance les yeux clos, Sire. Notre jeune homme plein de verve va élargir de place en place le cercle de ses auditeurs, d’honnêtes citoyens amateurs de duels meurtriers, à l’issue tragique. Grâce au récit colporté de bouche à oreille, récit qui ne tardera pas à être véhiculé ensuite de la main à la main sous forme de papier volant, tout Paris va pouvoir se représenter l’affrontement singulier, si bataillé, si fermement mené – un duel à figurer dans les livres. Le nom de don Juan de Tolède va continuer de défrayer la chronique. Il sera craint, admiré, jalousé, maudit, et imprimé… sur des avis de recherche.
La loi est formelle. Elle n’a pas changé : à l’issue du combat, le vainqueur d’un duel devra affronter un autre adversaire de taille, un implacable défenseur au cœur d’airain : la justice du roi, la vôtre, Majesté.
Mais tout cela est parfaitement intentionnel.
L’aventurier marche dans la Ville, le cœur léger, la bourse remplie, Bastoche se promène, et commence à faire payer son récit – à quelque chose malheur est bon – et moi je viens récupérer le mort, le coucher
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