Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
assoiffé de revanche, avide, insatiable, prisonnier de ses tourments, monstrueux.
Les heureux souvenirs, l’amitié qu’il m’avait témoignée, le dévouement dont il avait fait preuve, la confiance que je lui accordais, toute cette affection partagée, nourrie jour après jour, dans l’épreuve et la joie, toute solide et durable qu’elle paraissait être n’était pas plus consistante en vérité qu’une couche de vernis, la fine écorce d’une feuille d’or couchée sur un bois vermoulu…
Ce feu qu’il avait dans ses yeux, cette flamme venue de l’abîme à la surface, me fit apercevoir le fond du chaudron. En lui, la haine avait pris pied, dénaturant tous ses désirs. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il veuille, tôt au tard, son amour, les élans de son cœur sont rattrapés par l’emprise de cette colère souterraine, de cette plante vénéneuse mêlant son venin à la couleur de son sang, de cette main invisible dirigeant sa vie.
— Tu me répugnes, Main-gauche, lui ai-je dit en lui répondant impitoyablement, tu as tué celui qui me réapprenait à vivre. Tu me suis, tu m’écoutes, tu m’espionnes. Quand j’étais encore enfant, tu me couvrais de ton ombre, mais aujourd’hui cette ombre m’oppresse, elle m’empêche de voir la lumière du jour. Tu restes accroché à moi, comme une plaie dont on ne peut guérir.
Main-gauche a souri, comme peut sourire le démon replié dans son orgueil, il a sorti son poignard, m’en a menacée, portant sa longue lame contre mon cou, m’obligeant à l’immobilité, à soutenir son regard brûlant. Il était prêt à me trancher la gorge, il voulait me le faire comprendre sans un mot. Cette attente m’a semblé interminable. Enfin, il a dégagé sa main, a rangé son arme avec lenteur, avant de cracher à mes pieds en me disant :
— Je te tends une main, la seule que j’ai, tout ce que je suis, et tu la rejettes… Au fond, tu n’es qu’une putain sans cervelle, tu te donnes à des chiens, je t’aurais couverte d’or, j’aurais fait de toi une reine, j’aurais fait de toi une femme.
— Pour cela, dis-je, par provocation, il faudrait encore que tu sois un homme !
— Un homme, dis-tu ? Ah oui, tu penses encore à lui ! Doux souvenir, tendre illusion, il ne pourra jamais te prouver comme il te méprisait, toi et toutes les autres, à ses yeux, tu n’étais qu’un gibier, la part du lion, le morceau du roi. Ce genre de chasseur s’affole en respirant le parfum d’une pucelle en chaleur.
À mon tour, je lui ai craché au visage. Et ce fou a posé sa main de cuir sur mon crachat pour goûter à ma salive, en me disant : Voyons de plus près …”
La jeune femme n’avait pas besoin d’en dire davantage. Nous imaginions assez bien ce qui s’était produit, le couteau sortant ànouveau de sa gaine, déchirant les vêtements de la prisonnière, puis la violence, le viol… »
Laissez-le partir
— Sire, dit d’Artagnan au jeune roi, ce que je viens de vous raconter devra rester entre nous, à tout jamais. Le cardinal ignore, grâce à Dieu, ce terrible épisode, il ne sait rien des souffrances infligées à sa fille par ce brigand Main-gauche.
— Chevalier, dit l’enfant, les yeux emplis de larmes, votre confiance m’honore. Je vous fais le serment de n’en jamais rien dire.
« Maintenant, Majesté, redonnons la parole à notre jeune frondeuse :
“C’est moi qui ai demandé à me retrouver en isolement, dans cette cellule où les pénitents sont nourris au pain sec et à l’eau.
Je suis restée là, dans ce couvent, dans ce cachot, sans pouvoir empêcher l’inévitable, la souffrance, le sang, la mort de celui qui m’avait donné la vie ou celle de ce deuxième père près de qui j’avais grandi.
J’ai attendu… et j’ai prié.
Alors ma porte s’est ouverte.
Ils sont venus me chercher, ils m’ont fait monter dans un carrosse, et cette femme, cette vipère à qui vous avez tranché la tête, m’a raconté qu’on allait me conduire dans une nouvelle demeure.
— Que s’est-il passé ? ai-je demandé.
— Votre ami Main-gauche vous a vendue, ma belle, comme il est probable qu’il ait vendu son mentor. Lanteaume a échoué, il couche à la Bastille, mais je doute qu’il puisse y trouver le sommeil… Vous êtes notre va-tout. Ce Main-gauche est un gourmand, un vautour, un païen, son dieu est l’argent. Nombre de vos compagnons sont morts par sa faute, mais il s’est racheté en vous
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