Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
point que l’on passe son enseigne dans ces conditions, que l’on voie ce gîte hospitalier changé en coupe-gorge. Il va donnant des ordres : qu’on pousse tout le monde dehors, dans l’arrière-cour… car enfin, il est hors de question de verser le sang au pas de sa porte, dans la rue passante.
Après avoir échangé quelques coups d’épée en sautant sur les bancs, nos fines lames sont poussées vers la sortie. Au risque de se faire piquer par le dard de ces frelons qu’il faut chasser à grand-vent, les employés se relaient pour baliser la route, et contraindre ces dangereux batailleurs à suivre la direction qu’on leur impose. En quelques instants, nous sommes tous réunis dans cette arrière-cour où va se conclure l’affrontement.
Chacun choisit son camp, l’argent circule, des cris s’élèvent, on encourage son favori.
À armes égales
Ce terrain est tout indiqué pour un numéro de voltige, une bataille spectaculaire, il y a des échelles, des échafaudages, des cordes et des poulies : le squelette d’un chantier au repos. À peine sortie, la frondeuse porte un vigoureux coup de pointe au visage de son adversaire, celui-ci se fléchit à temps, mais son couvre-chef est percé d’outre en outre. La frondeuse s’empare de ce trophée qu’elle ramène à sa main pour l’essayer. Elle remonte ses cheveux pour élargir son tour de tête. Il lui va, elle le garde et interroge l’aventurier :
— Mais vous disiez ? Au sujet de mon âme.
— Je disais que je ne vais pas vous voler votre âme, et je rajoute… Bien hardi qui pourra dompter la flamme de ce feu follet sans s’y brûler les doigts.
— Je crains en effet que vous ne soyez pas habilité à concourir.
Qui s’y frotte s’y pique, semble être effectivement l’avertissement lancé à tous les téméraires qui oseraient s’approcher de trop près.
La belle reprend.
— Je suis invendable, je ne me rends jamais, et je n’embrasse pas !
Pour mieux se faire comprendre, la frondeuse multiplie les assauts, elle va, pointe en avant, chercher la poitrine de son adversaire. Mais celui-ci se dégrise à la brise du dehors, et s’enivre aux joies de la représentation. On croit qu’il va trébucher, qu’il va rouler et s’empaler par mégarde sur la lame de l’ennemie, mais avec la souplesse d’un danseur, il esquive et se rétracte, il monte sur les promontoires. Sans réfléchir, et comme les yeux fermés, il se jette à terre, tandis que son adversaire le poursuit et le colle aux talons. Maintes et maintes fois, l’acier qui siffle et l’acier qui tranche passent à un cheveu de sa tête, rasent sa barbe, frôlent son ventre. Il lève la jambe, tend le bras, oppose son arme, mais ne riposte pas. Il garde le sourire, s’amuse comme un enfant. L’autre est plus sérieuse.
Prenant quelques répits, don Juan n’oublie pas de se désaltérer, prenant au passage une gorgée de muscat d’une bouteille qu’on lui tend, d’un verre qu’il vient arracher dans la cohue. De même, il mord dans la cuisse d’un jambon tout en ferraillant pour écarter cette gêneuse qui ne lui accorde aucune relâche. Et il reprend la parole :
— Assurément, dit-il, je ne suis pas de taille. Il faudrait que l’heureux élu, qui puisse s’allier à cette âme rebelle, soit animé d’une même étincelle…
La frondeuse va chercher son adversaire haut perché, mais celui-ci, encore une fois, prend la fuite. Il attrape une corde et s’élance sur le pont d’en face. Pour gagner du temps, il tranche le lien après lui. La corde tombe à nos pieds. Une relique du combat…
Et l’aventurier continue de parader, en s’adressant autant au cénacle des témoins qu’à cette jeune et terrible querelleuse.
— Qu’il s’enflamme aussi promptement dans la révolte et l’indignation. Qu’il s’exalte aussi violemment quand le vent se lève, brûlant dans sa course ce qui doit périr, ne laissant à la traîne que cendres et poussières…
Don Juan est enfin rejoint. On se bat en hauteur, et en bas, toutes les têtes sont levées vers ce plancher en équilibre au-dessus du vide. Les duellistes se ménagent si peu qu’on voit branler l’échafaudage. Il ne va pas résister longtemps. Une nouvelle poulie est mise à contribution, Don Juan descend de son estrade, à grande vitesse. Mais cette fois, c’est la frondeuse qui sabre la corde et l’homme va s’écraser au sol. Il se relève endolori, mais n’en garde pas moins sa
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