Douze
direction de Dimitri.) Je suis majordome.
— Mais non, rit-elle. (Je ne sais pas ce qui nous avait trahis, mais il était manifestement plus facile de tromper des dizaines d’officiers français qu’une seule enfant russe.) Je crois que vous êtes soldats.
(Je gardai le silence.) Est-ce que vous allez tuer tous les Français et faire que la ville soit de nouveau à nous ?
Je souris pour moi-même.
—C’est le plan.
—C’est vous qui avez mis le feu ?
— Non, répondis-je. Les incendies ne font pas de bien à Moscou.
— Ils ne font pas de bien aux Français, c’est tout ce qui compte.
— Tu parlais assez joyeusement à ce capitaine.
— Je l’aurais poussé dans les flammes si j’avais pu. Pas trop fort. Je préférerais qu’il brûle doucement. Je l’y maintiendrais et laisserais ma propre main brûler s’il le fallait.
— Alors pour toi, tout prix est bon à payer pour vaincre Bonaparte ?
— Ils ont tué mon frère. C’était un soldat, tout comme vous. Enfin, pas comme vous. C’était juste un riadovoï , pas un officier.
Comment savait-elle que nous étions officiers, je n’aurais su le dire.
— Où est-il mort ? demandai-je.
— À Smolensk.
— Comment s’appelait-il ?
— Fédia. Il disait que le tsar ne laisserait jamais les Français prendre Moscou. (Elle marqua une pause avant d’ajouter : ) Il avait tort.
— Non, je crois que tu as mal entendu. Le tsar ne les laissera jamais garder Moscou. C’est pour cela qu’il nous a envoyés ici, Dimitri et moi.
— Juste vous deux ? demanda-t-elle avec dérision.
— Et d’autres.
— J’ai entendu dire qu’ils ont lâché un fléau qui n’affecte que les Français. C’est vrai ?
— Tu serais heureuse si c’était le cas ?
— Je serais contente de payer n’importe quel prix pour être débarrassée d’eux. J’ai été heureuse de perdre Fédia. (Elle se tut soudainement. Je sentis les larmes monter en elle lorsqu’elle comprit ce qu’elle venait de dire à propos de son frère.) Pas heureuse, parvint-elle à articuler, d’une voix étranglée, désespérée de me faire comprendre ce que je trouvais si évident.
— Je sais ce que tu veux dire, dis-je.
— Alors pensez à moi quand vous les tuez. Et à Fédia aussi.
Pensez à nous et ne montrez pas la moindre pitié.
Je n’eus pas le temps de répondre. Nous étions arrivés à son « domicile ». Il s’agissait d’un bidonville, construit dans un cimetière, à quelques pâtés de maisons au nord de l’endroit où Natalia nous avait trouvés. Des tentes et auvents grossiers avaient été installés pour accueillir peut-être cinquante ou soixante personnes. Vers la périphérie, une sorte de marché s’était constitué, vendant des denrées alimentaires de base et des vêtements, ainsi que des objets plus prestigieux qui avaient sans aucun doute été dérobés dans les maisons environnantes. Si je ne pouvais pas leur reprocher de vendre les objets de valeur abandonnés derrière eux par les évacués qui n’en avaient plus l’usage, j’avais vu sur Natalia et je constatais maintenant sur les autres une émaciation qui m’indiquait qu’ils ne devraient pas stocker de l’or en échange de nourriture, mais bien l’inverse. Les vêtements aussi, bien qu’ils semblent maintenant être une source de revenu, leur manqueraient malheureusement durant les mois d’hiver dans une ville aux deux tiers ravagée par le feu, même si les Français partaient.
Elle nous conduisit à travers le marché vers une zone centrale, divisée en petites cellules par de minces et mauvais rideaux de lin. Elle nous fit entrer dans l’une d’elles où un homme, d’une cinquantaine d’années, était assis en tailleur sur le sol boueux, et enfonçait des clous dans une paire de bottes. Autour de lui étaient dispersées quelques possessions rudimentaires, et de l’autre côté de la cellule une peau de mouton marquait l’emplacement de leur lit, un paquet de tissu grossièrement attaché servant d’oreiller. Ce fut là que nous allongeâmes Dimitri.
— Voici mon père, dit Natalia. Il est cordonnier, ajouta-t-elle inutilement.
Je tendis ma main.
— Alexeï Ivanovitch.
Il tendit la sienne en retour.
— Boris, dit-il. Boris Mikhaïlovitch.
— Alexeï est officier, ajouta Natalia fièrement.
— Dans ce cas, je suis sûr qu’il préférerait que tu n’annonces pas cela trop fort, ma chérie, répondit Boris Mikhaïlovitch. (Il lui tendit les
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