Douze
chaussures.) Maintenant, apporte cela au lieutenant… j’ai oublié son nom, et assure-toi bien d’obtenir de lui ce qu’il t’a promis.
Natalia prit les chaussures et détala. Toute ma vie durant, j’avais — je l’espérais — servi mon pays et servi mes officiers supérieurs, mais je n’avais jamais eu à travailler de la façon dont un valet sert son maître ou un cordonnier sert son client. Le contraste entre le désir de Natalia de voir morts tous les Français à Moscou et son empressement à prendre leur argent était quelque chose dont je n’avais encore jamais fait l’expérience ; du moins, pas du même côté de l’arrangement. Domnikiia cultivait-elle, me demandai-je, les mêmes sentiments ambigus vis-à-vis de ses clients ? J’espérai qu’à une exception près ce fut le cas, et je croyais sincèrement à cette exception et au fait qu’il s’agisse de moi, mais j’aurais donné beaucoup pour être avec elle en cet instant et l’entendre me le confirmer. J’aurais donné beaucoup pour être avec elle, quel que soit ce dont elle choisissait de parler.
— Comment va votre ami ? demanda Boris, inclinant sa tête en direction de Dimitri.
Son visage affichait une chaleureuse curiosité. Le blanc de ses yeux était d’un jaune fatigué et il devait plisser les paupières pour me fixer, mais j’avais rarement porté le regard sur un visage avec lequel je m’étais senti aussi immédiatement en confiance. La question n’était pas posée simplement pour faire la conversation, mais traduisait une inquiétude sincère pour un homme auquel il n’avait jamais parlé. Il s’était saisi d’une nouvelle paire de bottes sur laquelle travailler et était penché dessus, les yeux collés à son travail avec la myopie qui est la marque de l’expertise chez un véritable artisan. Lorsqu’il me parlait, il me jetait un regard par en dessous, des rides se formant sur son front comme des vagues sur la mer, s’arrêtant à une ligne abrupte pour laisser le dôme de son crâne lisse et imperturbable.
— Il est gravement brûlé, mais je pense qu’il va s’en tirer. (Je me penchai sur Dimitri. Il respirait plus normalement maintenant. Les brûlures sur son visage, ses mains et ses avant-bras étaient sévères, mais pas assez profondes pour le tuer.) Nous vous laisserons avant la tombée de la nuit.
— Non, non, non. Quittez-nous quand vous voulez, mais il n’y a pas d’urgence. J’aime ma Natalia autant que j’aimais sa mère, mais une fille ne peut jamais être un fils. Mon fils, Fiodor Borissovitch, était un soldat lui aussi. Il est mort à Smolensk. Il avait dix-huit ans.
Il marqua une pause, perdu dans le souvenir de son fils, puis il tendit le bras vers une pile de chiffons à côté de lui, glissant sa main en dessous.
— Tenez, dit-il, en sortant une bouteille de vodka à moitié pleine. Je ne peux pas boire avec Natalia comme je le pouvais avec Fédia. (Il ouvrit la bouteille et la porta à ses lèvres, ne buvant pas plus d’une gorgée. Il essuya le goulot.) Je suis désolé, je n’ai pas de verre, dit-il en me tendant la bouteille.
Je m’assis par terre, étendant ma jambe brûlée devant moi dans l’espoir d’atténuer la douleur sourde et continue. Je bus délibérément autant que lui, ni plus ni moins. Je lui offris la bouteille en retour, avec un sourire et un « merci » qui venait littéralement du fond du cœur.
— Non, buvez autant que vous voulez, me dit-il. Je suis sûr que ma fille a été trop polie pour vous le dire, mais vous avez l’air épouvantable ; pire que votre ami.
Je me rappelai comme Dimitri avait été choqué par mon apparence la veille au soir. Les activités de la nuit n’avaient pas dû m’arranger. Mais, à la mention qu’il fit de Dimitri, je me souvins que mon ami avait bien davantage besoin d’une boisson que moi-même ou que le vieux cordonnier. Je portai la bouteille à ses lèvres et il avala les quelques gouttes qui tombèrent dans sa bouche. Il toussa un peu et marmonna quelque chose entre ses dents. Je tentai de forcer encore un peu de spiritueux entre ses lèvres, mais il les tint fermées et détourna la tête.
Une fois encore, je tendis la bouteille à Boris Mikhaïlovitch. Il prit une autre petite lampée avant de me la redonner.
— Buvez-la, Alexeï. Fédia ne peut plus boire, c’est donc à vous qu’elle doit revenir.
Je bus une nouvelle gorgée, en y prenant plus de plaisir, sentant le feu s’écouler
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