Douze
dans ma gorge et à travers ma poitrine avant de se répandre comme une fontaine le long des parois de mon estomac. Je pris une autre goulée et j’éprouvai la même sensation de rafraîchissement. Je savais que l’homme me donnait ses dernières réserves, que je devais être reconnaissant et sobre, mais je ne le pouvais pas. Je bus gorgée après délicieuse gorgée jusqu’à ce que la bouteille soit à sec.
S’il était contrarié de voir la dernière goutte de sa vodka bue, il ne le montra pas. Il se contenta de sourire du sourire d’un vieil homme qui apprécie de voir chez les autres la jouissance des plaisirs qu’il ne peut plus apprécier lui-même.
— Étiez-vous à Smolensk ? demanda-t-il.
J’acquiesçai.
— Racontez-moi comment c’était.
Et c’est ainsi que commença une longue journée que je passai à relater chaque récit de guerre que je connaissais. Je lui racontai les campagnes lointaines, comme Austerlitz, et les batailles les plus récentes de Smolensk et de Borodino. Je parlais toujours comme si j’avais été un simple soldat. Il n’avait pas besoin d’histoires d’espionnage et d’Opritchniki, simplement des histoires braves et honnêtes de soldats du genre de ceux avec lesquels son fils avait combattu.
Tandis que je parlais, il continuait à réparer des bottes, capable d’écouter et de travailler sans qu’une activité interfère de quelque manière avec l’autre. Malheureusement, il n’avait que trois paires dans sa pile et, une fois qu’elles furent réparées, il n’avait plus rien à faire. Au cours de notre conversation, Natalia revint. Elle apportait l’argent reçu pour la paire de bottes qu’il lui avait donnée, ainsi que deux autres paires dont il devait s’occuper. Il s’en chargea rapidement, écoutant mes épopées tout du long. Natalia était également assise par terre, à nos côtés, captivée par mes mots, baignée dans l’illusion que son frère était de nouveau avec eux.
Vers le milieu de l’après-midi, Boris envoya sa fille chercher un peu de nourriture. Elle revint avec une miche de pain et, par miracle, du beurre. Dimitri n’était pas en état de manger, mais ils partagèrent leur nourriture avec moi comme si je faisais partie de leur famille. Une fois encore, mon cœur m’ordonnait de me retenir, mais ma faim l’emporta.
Il s’avéra, après que j’eus doucement roulé la jambe de mon pantalon pour inspecter ma jambe, qu’elle n’était pas trop gravement brûlée. Dimitri m’avait arraché de l’escalier en flammes après quelques secondes seulement, et la chaleur n’avait donc pas pénétré trop profondément. Tous les poils de mon tibia et de mon mollet étaient calcinés. La peau était rouge mais encore intacte. Cela guérirait facilement. J’étais certainement en bien meilleur état que Dimitri.
En début de soirée, je leur avais montré mes doigts manquants et raconté une version fort expurgée de la façon dont je les avais perdus. J’avais tourné la tête de Dimitri pour leur montrer la cicatrice sur sa joue et leur raconter toute l’histoire. J’aurais aimé leur faire le récit de l’héroïsme courageux d’un jeune riadovoï nommé Fiodor Borissovitch que j’aurais rencontré à Smolensk, mais je ne pus pas. Même si je l’avais rencontré, je doute que j’aurais pu me souvenir de lui, et je ne pouvais pas me forcer à mentir à ces gens — même pour leur faire plaisir — sur un sujet qui leur tenait autant à cœur.
Lorsque la nuit tomba, je réalisai que du travail m’attendait. Je pris congé, mais leur dis que je reviendrais.
Il y avait une fraîcheur dans l’air de Moscou, cette nuit-là, qui semblait familière et que, pourtant, j’avais si rapidement oubliée. Les derniers des incendies étaient en train de mourir et il n’y avait rien d’autre à brûler, ainsi l’air avait retrouvé une odeur normale. Mieux que normale. En débarrassant la ville de tant de bâtiments, les incendies avaient laissé derrière eux une ville plus propre, une ville avec moins de déchets et moins d’eaux usées. Peut-être la pénurie, dans la ville, de chaque objet permettant la survie signifiait-elle aussi qu’il y avait littéralement moins de déchets. Personne ne jetterait même l’os le plus sec ou les légumes les plus pourris à un moment où l’on ne savait pas de quoi serait fait le prochain repas. Les rats devaient vivre une période difficile.
Personnellement, je préférais
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