Douze
poignet et le couteau s’envola dans l’obscurité. Ma botte écrasant sa poitrine le força à rester au sol et je tendis la pointe de mon sabre vers sa gorge.
— Iouda ! C’est moi. Alexeï Ivanovitch.
La frénésie commença progressivement à s’évanouir de ses yeux, pour être remplacée par la reconnaissance. En même temps, un frisson de peur me parcourut. La dernière fois que j’avais vu Iouda, il n’était pas seul. Pris individuellement, j’avais pu le vaincre, mais où étaient Matfeï et Foma ? Dans les bois obscurs, ils auraient pu se trouver à quelques pas et je ne l’aurais pas su avant qu’il soit trop tard.
— Allez vous mettre près du feu !
J’indiquai le chemin de la pointe de mon épée. Il s’assit à côté des flammes et frotta son poignet blessé.
— Je suis désolé, Alexeï. Lorsque vous m’avez attaqué, l’instinct a simplement pris le dessus.
Un tel instinct de tuer me semblait inhumainement fort, mais je laissai passer.
— Pourquoi me suiviez-vous ?
— Je vous ai aperçu tout juste avant que vous établissiez votre campement. Il y a des soldats français dans les environs. Votre feu aurait pu attirer leur attention. J’ai pensé qu’il vaudrait mieux que je garde un œil sur vous.
— Garder un œil sur moi ? ris-je. Et ensuite essayer de me tuer.
— C’est vous qui m’avez attaqué. (Il sembla réellement offensé.) Si nous voulions vous tuer, ne croyez-vous pas que nous l’aurions fait alors que vous étiez inconscient à Gzatsk ?
C’était assez juste, mais ce « nous » m’avait rappelé un autre problème. J’étudiai l’obscurité autour de nous aussi profondément que je le pus, mais je ne vis rien.
— Où sont Matfeï et Foma ?
— Je les ai quittés ce matin, dit-il. (Ce faisant, il jeta lui aussi des coups d’œil furtifs d’un côté et de l’autre vers les bois, comme s’il s’attendait à voir ses amis.) Ils mènent quelques attaques contre les Français. (Il me regarda de nouveau directement, son expression indiquant de la plus subtile manière qu’il cherchait simplement à m’agacer.) Nous sommes censés nous retrouver ce soir.
— Où ?
— Plus loin.
Il fit un signe de tête en direction de l’est.
Je savais que je ne découvrirais rien si je le confrontais directement.
— La campagne ici doit être très différente de ce à quoi vous êtes habitués, dis-je.
Il réfléchit un moment, comme si la question ne s’était jamais posée à lui auparavant.
— À certains égards. Nous venons des montagnes mais, dans les plaines, les choses ne sont pas si différentes.
— Vous devez avoir vu une bonne part de notre pays en venant ici.
Il semblait loquace, en tout cas en comparaison avec les autres Opritchniki ; j’espérais donc que quelques questions génériques me permettraient d’en savoir un peu plus sur leur passé.
— Nous sommes venus par bateau, il n’y avait donc pas grand-chose à voir, dit-il.
Lorsqu’il avait évoqué sa patrie, j’avais cru percevoir un semblant d’affection dans sa voix, mais il était de nouveau laconique et indifférent.
— Je suis de Pétersbourg, je connais donc plutôt bien la mer. C’était quelque peu exagéré. J’y avais nagé, mais je n’avais jamais navigué.
— Vous avez de la famille là-bas ?
— Oui.
Je souris en repensant au petit Dimitri et peut-être aussi un peu à Marfa. L’image de son nez retroussé et de ses yeux sombres plongés dans les miens emplit mon esprit. J’aurais pu céder à la tentation de parler d’elle mais, si je n’avais pas souhaité le faire avec Domnikiia, j’en avais encore moins envie avec Iouda. Je m’en tins à la ligne de mon interrogatoire.
— Mais vous avez dû venir du sud, bien sûr. D’où avez-vous appareillé ? de Constanta ?
— De Varna. Nous avons traversé la mer Noire jusqu’à Rostov.
Je me sentis soudainement glacé. Rostov était situé près de l’embouchure du Don. Les histoires de Domnikiia à propos de la mort remontant le fleuve vers Moscou correspondaient bien au voyage des Opritchniki.
— Et ensuite vous avez continué à remonter le Don à la voile ? demandai-je, espérant confirmer leur itinéraire.
— Je dois y aller. (Il avait compris que j’essayais de lui soutirer des informations.) Je dois retrouver les autres.
— Vous travaillez toujours de nuit ? dis-je avec un sarcasme né du regret.
J’avais tenté, aussi indirectement que ce soit, de le questionner et, par
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