Douze
conséquent, j’avais perdu en lui un compagnon. Dans la nuit sombre de Russie, dans des bois grouillant de loups et de Français, l’amitié pouvait avoir plus de valeur que l’intelligence.
— C’est efficace, répondit-il.
Il n’y avait rien que je puisse faire pour le garder là. Il était trop tard, en cette occasion du moins, pour un rameau d’olivier.
— Je vais à Goriatchkino, lui dis-je. Je devrais y arriver après-demain. Les autres seront là.
— Nous essaierons d’y être aussi, dit-il en se levant pour partir. (Puis il porta la main à sa ceinture.) Mon couteau !
Je me rappelai avoir entraperçu son étrange couteau lorsque nous nous étions battus. Il avait une arête supérieure en dents de scie, dont les dents pointaient vers l’arrière, comme un couteau de chasseur ; mais il y avait autre chose – quelque chose de bizarre sur cette arme, sur laquelle je ne parvenais pas à mettre le doigt.
— Il ne sera pas difficile à retrouver, dis-je en prenant du feu une branche de pin afin de nous donner un peu de lumière pour notre recherche.
— Non, je vais m’en occuper, insista-t-il en s’enfonçant dans l’obscurité sans moi.
Son souci de me tenir à distance me motiva d’autant plus pour voir ce couteau. Je courus à sa suite, élevant la branche en flammes pour voir le chemin. Ce n’était pas loin de l’endroit où nous nous étions battus. J’avais l’avantage d’avoir vu l’endroit où était tombé le couteau lorsque j’avais frappé sa main, mais je ne le repérai que quelques instants avant qu’il s’en saisisse. J’eus tout juste le temps de remarquer ce qui le rendait si étrange.
Il avait deux lames ; non pas une à chaque extrémité de la poignée, comme certaines armes orientales que j’avais vues, mais deux lames parallèles comme si l’on avait attaché ensemble les manches de deux couteaux identiques. Il le glissa à sa ceinture avant que j’aie pu en avoir un meilleur aperçu. Puis il se leva et me tendit la main.
— Eh bien, au revoir donc, Alexeï Ivanovitch, dit-il lorsque nous nous serrâmes la main. Je vous reverrai dans deux jours, j’espère. Mais lorsque nous nous retrouverons, ne m’attaquez pas. Vous pourriez ne pas être aussi chanceux une seconde fois.
Ses derniers mots avaient débuté comme une plaisanterie, mais finissaient en menace.
Je retournai auprès du feu, mais je n’avais pas particulièrement envie de dormir. Lorsque je m’assoupis enfin, c’était avec mon épée dégainée à la main. C’était toutefois injustifié, pensai-je, de m’inquiéter de voir Iouda revenir pour m’attaquer dans mon sommeil. Comme il l’avait dit, il avait eu de nombreuses occasions de me tuer auparavant, s’il l’avait souhaité. Et pourquoi le souhaiterait-il ? Les Opritchniki étaient, dans cette guerre, de notre côté. Cela semblait un très long voyage juste pour se retourner contre leurs alliés. Réfléchir à cela me rappela l’itinéraire qu’ils avaient suivi, en remontant le cours du Don – la même route, selon les descriptions de Domnikiia, qu’avait suivie la peste avant que celle-ci se transforme en attaques d’animaux sauvages. Les Opritchniki n’avaient visiblement pas amené avec eux de chiens ou de loups, mais je me remémorai la façon dont Iouda et les autres s’étaient battus. En avaient-ils seulement besoin ?
Après deux autres jours de marche et une nuit de sommeil prudent, je parvins à Goriatchkino. Le lieu de rendez-vous que nous avions fixé était une dépendance de ferme, près de la route principale. Les Français n’étaient qu’à quelques verstes de là lorsque j’arrivai tard dans l’après-midi : les habitants de la région avaient donc déjà abandonné leurs maisons, disparaissant dans l’arrière-pays avant l’arrivée de l’inextinguible vague de l’avancée française.
Je partis en reconnaissance dans les environs et découvris rapidement un message gravé dans l’un des murs.
18 – 24 – 8 – M
Max était venu ici à la dix-huitième heure du vingt-quatrième jour du huitième mois, à peine un jour plus tôt. C’était un système que nous avions mis en place à Moscou, avant même que les Opritchniki soient arrivés, afin de faire face au problème que constituaient les rencontres et la communication pendant que nous poursuivions la cible mouvante de la Grande Armée.
L’idée avait été de Vadim. Il l’avait tirée de l’expérience des « petits
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