Douze
d’autres circonstances mais, en cette occasion particulière, ils savaient qu’ils avaient un public, que Dimitri nous amènerait pour les voir au travail. Leur intention était tout autant de dissimuler que de révéler, mais je me rendis compte que je n’obtiendrais rien de plus en interrogeant directement Dimitri.
Le temps d’atteindre la route, mes yeux avaient commencé à s’habituer à l’obscurité. Une faible lumière émanait de la porte ouverte. Tout autour de nous, il ne restait qu’une demi-douzaine de corps. Une ombre – je crois que c’était Ioann – se précipita hors de la ferme et commença à traîner l’un des cadavres restants à l’intérieur. La jambe du soldat tressauta dans un dernier vestige de vie. Ioann se retourna pour crier quelque chose en direction de la maison, et j’entendis les deux autres rire à l’intérieur. Une fois encore, cela me rappelait les recrues aux visages juvéniles devant la maison close, à Moscou.
Dimitri trotta vers la ferme et je le vis parler sur le seuil à Piotr – le troisième homme – avec intensité. Quelque chose que dit Piotr fit se raidir Dimitri, qui nous jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il se retourna et conversa avec Piotr, qui hocha la tête et disparut à l’intérieur avant de revenir chargé d’un paquet qu’il donna à Dimitri.
Dimitri revint vers nous.
— Ils sont juste en train de les dégager de la route afin qu’ils ne soient pas vus par une patrouille de passage, choisit-il d’expliquer, bien que le raisonnement soit assez évident pour toute personne ayant un minimum d’expérience militaire.
Cela me donna une raison de me demander si cette explication n’était donnée que dans l’intention de dissimuler quelque raison plus profonde et honteuse, même si je ne pouvais deviner quoi. Ou peut-être pas honteuse mais simplement, comme je l’avais déjà soupçonné, secrète. Je pouvais comprendre le désir de confidentialité – ma propre vie en avait souvent dépendu –, mais cela ne signifiait pas que j’allais réprimer ma propre curiosité.
— Piotr m’a donné ceci, ajouta Dimitri en élevant le paquet.
Puis, avant que nous ayons pu prononcer le moindre mot, il gravissait la crête.
Aucun de nous ne parla beaucoup avant que nous nous soyons bien éloignés de ce dont nous avions tout juste été témoins. Bientôt, nous fûmes de retour à Goriatchkino et en mesure de nous reposer. L’humeur de Vadim semblait s’être améliorée. Sa capacité à rationaliser, entraînée depuis tant d’années et tant de campagnes, le fait que l’ennemi reste un ennemi – que ses morts restaient sa responsabilité, et non la nôtre – semblait prendre le dessus. Je comprenais les arguments, je me répétais la même histoire après chaque bataille, mais quelque chose dans ce que nous venions de voir la rendait pour la première fois peu convaincante.
Dimitri alluma une lampe et nous montra avec excitation le paquet que Piotr lui avait donné. Il était composé de deux uniformes français d’infanterie légère.
— Vous savez ce que vous pouvez faire avec ? (Dimitri me semblait ce soir-là plus enthousiaste que je ne l’avais vu depuis plusieurs années.) Vous pouvez pénétrer dans le camp français… et découvrir quels sont leurs plans.
— Tu ne viens pas avec nous ? demandai-je.
— Oh, tu connais mon français. Ils me repéreraient à une verste de distance, mais vous deux pourriez vous promener dans les Tuileries sans que personne ne s’en émeuve.
Il en baragouinait presque, parlant comme si c’était la seule manière de maintenir des pensées indésirables à distance.
— C’est soit ça, soit rentrer directement à Moscou, déclara Vadim sobrement. Tant que nous sommes ici, je préfère faire quelque chose d’utile.
Je réfléchis un moment puis acquiesçai.
— Où allons-nous te retrouver après cela ? demandai-je à Dimitri.
— J’attendrai à Chalikovo. (Il était plus calme – peut-être parce que nous acceptions de le quitter.) Si nous bloquons l’avancée française, cela devrait être assez sûr. Sinon, eh bien, je suppose que nous devrons nous retrouver à Moscou.
— Au revoir, Dimitri.
Nous nous embrassâmes mais, pour une raison quelconque, il était effroyablement pressé. Son étreinte avec Vadim fut à peine plus qu’une tape dans le dos.
Lorsqu’il s’enfuit dans l’obscurité, je fus presque tenté de l’espionner lui plutôt que les
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