Du sang sur Rome
non, et c’est bien le problème. Gaïus et son père
auraient dû être parmi nous. Mon cher Sextus était si excité à l’idée de
croiser Sylla dans mes salons, de lui présenter son fils ! Et connaissant
ses goûts dans ce domaine (elle scruta le plafond), ils avaient toutes les
chances de s’entendre.
— Tu veux dire, Sylla et Gaïus.
— Tout juste.
— Gaïus était donc un beau garçon.
— Oh, oui ! Blond, intelligent, bien élevé. Tout
ce que Sextus pouvait espérer d’un fils.
— Quel âge avait-il ?
— Il avait revêtu la toge virile quelque temps
auparavant. Dans les dix-neuf, vingt ans ?
— Beaucoup plus jeune que son frère, donc.
— Oui, puisque ce pauvre Sextus doit avoir au moins
quarante ans ? Il a deux grandes filles. L’aînée va sur ses seize ans.
— Les deux frères étaient-ils proches ?
— Gaïus et Sextus ? Cela m’étonnerait : ils
ne se voyaient jamais. Gaïus passait sa vie en ville auprès de son père, Sextus
s’occupait des fermes d’Ameria.
— Tu allais me dire comment Gaïus était mort.
Cicéron se tortilla sur sa chaise.
— Je ne vois pas le rapport avec le cas présent. Ce ne
sont que des rumeurs.
Je le regardai, non sans sympathie. Jusqu’à présent, Cicéron
s’était montré extrêmement courtois à mon égard, partie par naïveté, partie par
politesse. Mais me voir parler aussi librement à une femme supérieure (une
Metella !) choquait sa sensibilité. Il percevait ce dialogue pour ce qu’il
était : un interrogatoire.
— Laisse, Cicéron, laisse-le parler, fit Cæcilia en me
gratifiant d’un sourire.
Elle était heureuse, impatiente même, de parler de son ami
de toujours. Qui sait la nature exacte de ses rapports d’autrefois avec ce
vieux fêtard de Sextus Roscius ?
— Non, Gaïus Roscius n’est pas mort à Rome, soupira-t-elle.
Il était prévu qu’ils viennent chez moi en début de soirée. Nous devions nous
rendre de concert à la résidence de Sylla pour assister au banquet. Il y avait
des milliers d’invités. Les largesses du triomphateur ne connaissaient pas de
bornes. Sextus désirait faire bonne impression. Il m’avait même consulté
quelques jours avant sur sa tenue. Si tout s’était déroulé selon son plan,
Gaïus n’aurait pas trouvé la mort.
Sa voix s’éteignit. Elle contempla le paon resplendissant.
— Les Parques en ont décidé autrement, la relançai-je.
— Oui, selon leur détestable habitude. Deux jours avant
le grand soir, Sextus père reçut un message de son fils à Amena, le pressant de
le rejoindre. Une urgence – incendie, inondation, je ne sais plus. Si
bien que Sextus se rendit en toute hâte chez lui en emmenant Gaïus. Il comptait
bien être de retour pour les festivités. Au lieu de quoi, il est resté à la
campagne pour enterrer son fils.
— Comment est-ce arrivé ?
— Une intoxication alimentaire. Une marinade de
champignons – l’un des mets préférés de Gaïus – avariée.
Sextus m’a raconté le détail par la suite, comment son fils s’est écroulé en
vomissant une bile claire. Croyant qu’il s’étouffait, Sextus a plongé les
doigts dans sa gorge. Elle était brûlante. Il les a ressortis rouges de sang.
Gaïus s’est remis à cracher un jus noir et épais. En quelques minutes, c’était
fini. Tragique, absurde ! Mon cher Sextus n’a plus jamais été le même…
— Gaïus avait vingt ans, dis-tu ? Je croyais que
le père était veuf. Et la mère du jeune homme ?
— Elle est morte en lui donnant le jour. C’est pourquoi
Sextus l’aimait tant. Gaïus ressemblait beaucoup à sa mère.
— Vingt ans séparent la naissance des deux frères. Sont-ils
de la même mère ?
— Non. Gaïus et Sextus sont demi-frères. La première
épouse est morte de maladie, il y a des années… C’est une autre raison de leur
éloignement, sans doute.
— Je vois. Et à la mort de Gaïus, Sextus s’est-il
rapproché de son fils aîné ?
— Non, c’est tout le contraire. La tragédie peut
raviver les plaies anciennes. Il arrive qu’un père donne sa préférence à l’un
de ses enfants ; les dieux n’y peuvent rien. Quand Gaïus s’est empoisonné,
Sextus a rejeté la faute sur le frère aîné. C’était un accident, bien sûr, mais
un vieillard en proie au chagrin n’a pas toujours la force d’accuser le sort.
Il est rentré à Rome, où il a dilapidé son temps et sa fortune. Il m’a confié
un jour
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