Du sang sur Rome
cherchai dans ses yeux le ressentiment, l’amertume, la
jalousie, l’avarice. Je n’y vis que la frayeur d’une bête traquée.
Roscius finit par murmurer d’une voix rauque : « Non. »
Il me fixait sans ciller. Je le crus sur parole. Cicéron m’avait prévenu.
Sextus Roscius était un homme mûr. La terreur de l’avenir – ou
la conscience de sa faute – pesait sur lui. Ses cheveux et sa barbe
grisonnante étaient trop longs. Son corps affaissé paraissait fragile, même si,
comparé à Rufus ou Cicéron, il était bien bâti et musclé. Il avait des cernes
bistres, la peau flasque, les lèvres sèches et gercées.
Cæcilia Metella se plaignait de ses cris, la nuit. Elle
avait décrété qu’il était fou. Mais Cæcilia ne s’était jamais promenée dans les
rues grouillantes des quartiers pauvres de Rome ou d’Alexandrie. Le désespoir
peut confiner à la folie, mais pour l’œil exercé au malheur, la différence est
claire. Sextus Roscius n’avait rien d’un fou.
Je cherchai des yeux un endroit où m’asseoir. Roscius claqua
des doigts en direction de la femme. À la façon dont elle maugréa, ce ne
pouvait être que son épouse – une femme entre deux âges, pas très
belle et plutôt forte. A son tour, elle claqua des doigts ; les filles
débarrassèrent le plancher. Roscia Minora et Roscia Majora, présumai-je, vu le
manque d’imagination avec lequel les Romains appliquent à leurs filles le nom
du géniteur, les distinguant ensuite par le rang.
L’aînée pouvait avoir l’âge de Rufus ; c’était une
fille en passe d’être femme. Comme lui, elle portait la tunique blanche qui
masquait ses formes. Une masse de cheveux châtains se répandait en cascade
jusqu’à la taille. À la mode de la campagne, elle ne les avait jamais fait
couper. Elle était étonnamment jolie, mais je repérai sur son visage la même
angoisse que sur celui de son père.
La plus jeune n’était qu’une enfant, une réplique en
miniature de sa sœur, avec la même tunique et les mêmes cheveux nattés. Trop
petite pour porter les chaises, elle préféra s’esclaffer en montrant Cicéron du
doigt : « Drôle de bouille ! » Sa mère la réprimanda et la
chassa de la pièce. Cicéron supporta l’outrage avec bonne grâce. Rufus, qui
avait l’air d’un Apollon à côté de lui, regardait ailleurs.
L’aînée se retira derrière sa mère, mais se retourna juste
avant de disparaître derrière la tenture. Je fus de nouveau frappé par son
visage : la bouche généreuse, le front haut, les yeux profonds teintés de
tristesse. Elle surprit mon regard et me fixa avec une franchise rare à cet âge
et dans ce milieu. Ses lèvres s’écartèrent, ses paupières se fermèrent, comme
si elle s’offrait en une invitation, sensuelle, calculée, provocante. Elle
sourit et inclina la tête. Ses lèvres formaient des mots que je ne pouvais
déchiffrer.
Cicéron et Rufus étaient de l’autre côté, en plein
conciliabule. Derrière moi, il n’y avait que Tiron, qui dansait nerveusement d’un
pied sur l’autre. Elle ne pouvait s’adresser qu’à moi.
L’instant d’après, la jeune Roscia Majora avait disparu.
Seul, le rideau qui se balançait et une légère odeur de
jasmin témoignaient de son passage. L’intimité de cette œillade me laissait
pantois. C’était un regard comme en échangent les amants. Or, je ne l’avais
jamais vue de ma vie.
Tiron m’avança une chaise. J’avais l’impression de rêver. La
vue de Sextus me ramena sur terre.
— Où sont donc tes esclaves, Sextus Roscius ? Ne
me dis pas que, chez toi, tu demandes à ta femme et à ta fille d’apporter les
chaises pour les invités ?
Ses yeux sinistres s’illuminèrent.
— Et pourquoi pas ? Tu crois qu’elles sont
au-dessus de ça ? Cela fait du bien aux femmes d’être remises à leur place
de temps en temps. Surtout les miennes, qui ont un père et un mari assez riche
pour les laisser paresser à leur guise toute la journée.
— Pardonne-moi, Sextus Roscius. Je ne voulais pas t’offenser.
Tu parles d’or : la prochaine fois, nous demanderons à Cæcilia d’apporter
les chaises.
Rufus réprima un rire. Cicéron tiqua devant mon
impertinence.
— Tu te crois malin, n’est-ce pas ? coupa Roscius.
Un bel esprit de la ville, comme les autres. Que veux-tu ?
— La vérité, Sextus Roscius. Parce que c’est mon
travail, et parce que seule la vérité peut sauver un innocent, comme
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