Duel de dames
maux et tantôt ils l’appellent comme
la fin de leurs maux. Mais si elle vient, ils rechargent leur fardeau et s’en
éloignent vivement. Comme ceux-ci, dit-il en désignant le port.
La reine se leva et se mit à parler avec véhémence,
marchant de long en large, en se tordant les mains.
— Veux-tu me dire, Jean la Grâce, qu’il y a
des personnes plus à plaindre que le roi ? J’y consens, et ils sont la
multitude ! Mais le roi est le roi, l’oint du Seigneur, et il ne se
reconnaît plus. Il erre dans les couloirs du château royal de Creil en hurlant,
gémissant, se contorsionnant d’une façon indigne de sa personne, en proie à une
douleur sans pareille. Si l’on tente de l’habiller, il déchire ses vêtements, et
il n’y a rien à faire pour le laver. Il bat les serviteurs qui se dévouent pour
lui. Il gratte de ses ongles toutes les représentations des fleurs de lys, sur
les murs ou la vaisselle, et veut les effacer avec rage jusqu’à ce que ses
doigts soient en sang. Il a pris les fleurs de lys en exécration jusqu’à le
rendre furieux. Il ne sait plus qu’il est le roi de France, qu’il est marié et
a des enfants ; il dit qu’il est Georges, et que ses armes sont un lion
percé d’un glaive. Et puis, soudain, il s’écroule, pleure et supplie que l’on
cesse de le tourmenter, qu’on le fasse mourir plutôt. Croyez-vous alors que le
roi souhaite recharger son fardeau ? Et vous, l’alchimiste, n’aurez-vous
pas pitié ?
Le mot était lâché, Nicolas l’attendait comme Jean
la Grâce qui se mit à déclamer :
— Je parle à toi, sot fanatique,
Qui te dis et nommes en pratique
Alchimiste et bon philosophe :
Pauvre homme tu t’abuses bien,
Par ce chemin ne feras rien.
— C’est ce que dit Jean de Meung dans sa Complainte de Nature à l’alchimiste errant, du Roman de la Rose, intervint
Nicolas.
— Cessez de m’en faire accroire, l’alchimie
existe ! s’exclama-t-elle.
— Que sais-tu, Reinette, de l’alchimie ?
lui demanda Jean la Grâce.
— Ce que tout le monde en sait ! s’exaspéra-t-elle.
Nicolas Flamel en est, et il a découvert la Pierre philosophale ! Il
possède la Panacée, l’Élixir parfait. Il peut régénérer la santé de notre roi, mais
il ne veut en distraire une goutte pour la sauveté de Charles et du royaume. Il
a corrompu son épouse Pernelle qui distribue ses propres potions en guise de l’élixir
qu’il garde pour lui !
Isabelle leur tourna le dos, le visage dévasté par
les larmes de sa révolte. Elle regardait sans les voir les hommes au labeur, elle
ne pensait qu’à Charles, elle le voyait sans cesse comme elle l’avait vu à la
seule visite qu’elle lui avait faite, juste après ses relevailles. Comment il
était sale, hirsute, en loques, les yeux tourneboulant dans les orbites. Elle s’était
approchée malgré les mises en garde des valets. Alors il l’avait regardée avec
aversion et avait dit : « Que me veut cette femme qui m’obsède ?
Qu’on lui donne ce qu’elle demande, et tenez-la hors de ma vue. » Puis, soudain,
il s’était détendu comme un ressort et l’avait violemment frappée à la tête. Sans
l’intervention muselée de plusieurs serviteurs, qui en vinrent à bout avec
difficulté, il l’aurait sans doute tuée.
Elle sursauta en sentant la main de Nicolas Flamel
se poser sur son épaule.
— Que sait le monde sur l’Hermétique, madame ?
Rien, car, comme son nom l’indique, c’est hermétique. Venez, madame, venez près
de nous, je vous dirai ce que j’en sais et quelle est ma religion.
Elle se laissa ramener sur le banc, Jean la Grâce
était debout, l’air ému. Il lui prit les mains, les baisa et la fit asseoir
avec douceur.
— Le pire n’est pas qu’il ne me reconnaisse
pas, reprit-elle, inconsolable, d’une voix étranglée. Ce n’est pas que je ne
puisse le voir, qu’il me haïsse, qu’il me batte, mais c’est que je suis la
seule femme, moi, la mère de ses enfants, qu’il ne connaît plus. Il admet les
soins d’Ozanne de Louvain, et l’appelle « mes yeux d’aigue-marine ».
Il fait encore davantage quérir Valentine Visconti, sa très chère sœur, dont il
ne peut plus se passer. (Elle renifla et s’essuya le nez d’un revers de manche.)
Et vous, maître Flamel, qui avez tout pouvoir, vous ne ferez rien pour sa
grande souffrance, prisonnier du secret des alchimistes. C’est ça votre
religion, jamais de compassion ?
— J’ai
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