Duel de dames
je voudrais savoir où en est ma commande de charbon. Oui, pour mes chariots
de braises, je préfère le charbon à celui du bois, il dure et chauffe plus.
— Mais il y a foule, si j’en crois ce que l’on
dit, car je n’y suis jamais allée.
— Alors, allons-y, il n’y a que dans la foule
que l’on puisse parler, et vu votre accoutrement, personne ne vous reconnaîtra.
Isabelle se détendit, il lui plaisait de marcher
et de visiter les bords de la rivière de Seine où s’activait le trafic des
barges et des chalands.
Il y avait bien foule sur les quais, les barcasses
étaient tirées par des chevaux pour les faire accoster plus avant dans le limon
des berges. Aussitôt, les débardeurs aux bras noueux et dénudés s’y
précipitaient en pataugeant dans la boue, chargeant sur leurs épaules les sacs
et barils qu’on leur passait des bateaux. Ils couraient alors en chancelant
sous leur charge, vers des charrettes attelées qui attendaient sur le quai des Célestins,
en surplomb. Ils étaient payés à la pièce et se hâtaient jusqu’à l’épuisement. Le
port Saint-Paul déversait chaque jour quantité de froment, seigle, pois, fèves,
avoine, charbon et bois. Il était aussi le port parisien des vins venant de
Grèce, de Grenache, de La Rochelle, de Gascogne ou encore de Bourgogne. En
aval, près de la place de Grève, étaient le port au Blé et le port au Foin qui
connaissaient la même effervescence. Nobles et grands bourgeois ne s’y
aventuraient jamais, sauf la nuit, pour s’esbaudir dans les tavernes douteuses
environnantes.
Isabelle et ses compagnons se tenaient sur un
terre-plein à plusieurs mètres de l’agitation, sur lequel se dressait une
minuscule chapelle qui dominait le port. Elle restait debout, fascinée par le
ballet des débardeurs vociférants, qui faisaient comme une marée humaine
montante et descendante, et se demandait comment, dans leur hâte, ils ne se télescopaient
pas. Et il y avait grand tapage, gonflé par celui de la multitude des mouettes
rieuses qui bataillaient autour des sacs crevés. Près des charrettes, les
acheteurs comptaient, écrivaient furieusement sur des tablettes, tout en
hurlant et en pressant le mouvement. Une odeur écœurante de vase mêlée de sueur
montait jusqu’à eux.
Autour de la minuscule chapelle aux ex-voto en
mémoire des marins morts en rivière se tenaient des acquéreurs qui se prenaient
de gueule avec les patrons des chalands et discutaient les prix avec
acharnement. Puis ils concluaient en tapant avec force dans leurs mains, avec
des éclats de rire et des protestations d’amitié.
Jean la Grâce, qui ne s’étonnait pas du dur
travail de la plèbe, attira Isabelle vers un banc où elle ne manquerait rien du
spectacle qui la laissait bouche bée. Elle en avait oublié le but de la
présence de Nicolas Flamel, et frère Jean se doutait que celui-ci avait proposé
cette promenade dans le but de l’apaiser. Nicolas s’assit près d’elle et cita
en regardant les laborieux :
— Méditer la mort, c’est méditer la liberté ;
celui qui sait mourir, ne sait plus être esclave.
Elle se tourna vers lui, cherchant à recouvrer ses
esprits.
— C’est de Sénèque, renchérit la Grâce.
— Bravo ! frère Jean. Il dit aussi que
la mort nous obsède alors que nous en ignorons tout, tout en croyant en savoir
assez pour la craindre. Ce qui n’a aucun sens.
Isabelle les regardait tour à tour, il semblait qu’à
ergoter, les deux hommes l’avaient oubliée.
— Ce qui n’a aucun sens, maître Flamel, c’est
que je suis ici pour vous parler du roi, votre roi , et non pour écouter
vos échanges d’érudits, dit-elle en retrouvant sa colère.
— Et je suis impatient d’entendre de ses
nouvelles. Quelles sont-elles ?
— Navrantes ! Et vous devriez en être
navré.
— Je le suis, madame, il est dans toutes mes
prières, comme nous tous en ce royaume.
— Mais vous seul pouvez le sauver.
— Vie et mort se succèdent comme nuit et jour,
car les cycles de l’éternelle Nature ne cessent pas un seul instant.
— Il est des vies pires que la mort ! s’écria-t-elle,
reprenant les avertissements de Zizka.
Nicolas laissa errer encore son regard sur le
fourmillement de la grève où peinait la masse pour son pain.
Mais Jean la Grâce, saisissant la pensée de Flamel,
le prit de court en répondant :
— Certes, il est des vies pires que la mort. Tantôt
les gens fuient la mort comme le pire des
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