Duel de dames
Louis.
— C’est la dernière, je te le promets. Mais
arrête aussi de me forcer à manger !
Ils se turent comme entraient des chambrières, apportant
des nefs de brochettes d’anguilles, de boudins aux marrons, et de desserts
multiples et colorés.
— Du vin ! commanda Louis.
L’échanson, devançant les désirs du Bavarois, apportait
déjà une carafe pansue de vin des coteaux de Vauvert. Deux autres valets
suivaient avec un bassin d’argent, une aiguière d’eau, et des touailles pour
laver les mains des convives. Louis en fut heureux, il en avait besoin.
Quand ils furent servis, Isabelle leur fit signe
de les laisser seuls.
— Nicolette, appela toutefois la reine, prends
Perldemay et fais-lui faire une promenade. Je ne la tiens plus.
— Où qu’elle est ? demanda sa première
chambrière.
— Derrière le coffre à nappes, précisa
Isabelle.
Nicolette s’y rendit et prit la petite chienne
sous son bras. Celle-ci se mit à gronder, les babines retroussées sur des crocs
blancs et luisants, sans lâcher son butin qu’elle mâchonnait avec précipitation.
— Tout doux, ma belle, je ne vais rien te
prendre ! lui dit Nicolette en sortant. C’est qu’elle me mordrait si elle
n’en avait pas plein la gueule !
— Elle est bien délurée, cette Nicolette.
— Nicole de Cholet, précisa Isabelle. Elle
m’a été recommandée par le duc de Berry.
— Et fort jolie, dit le Barbu avec un
claquement de langue approbateur. Prends garde toutefois qu’elle ne soit pas
une oreille du Camus.
Nicolette, âgée de dix-huit ans, était une fille
bâtarde du duc de Berry qu’il avait eue avec une villageoise. À sa
naissance, il avait alloué à sa maîtresse une petite pension et ne s’en était
plus préoccupé. Nicolette avait treize ans quand sa mère mourut. Elle vint d’elle-même
au palais d’Angers pour revendiquer sa bâtardise auprès de son illustre père. Celui-ci
la trouva aussi délicate que la dentelle de Cholet, où elle était née, et c’était
sous le nom de Nicole de Cholet qu’il l’avait prise dans sa mesnie et lui
avait donné une bonne éducation. Puis, il l’avait recommandée au titre de
première chambrière à la reine, titre envié par les dames. Nicole avait
cependant gardé le franc-parler de son enfance villageoise.
La reine sourit, but un peu de vin. Sans doute
Nicole de Cholet était-elle une des oreilles de Berry, mais au moins elle
la connaissait. D’ailleurs, Louis le Barbu n’était-il pas l’espion de leur
père Étienne de Bavière à la cour de France ? Des oreilles, il y en
avait partout, et de tous les horizons. Elle se jura d’être d’une prudence
extrême avec Louis d’Orléans, d’éviter toute manifestation publique ou regard
équivoque. Louis de Bois-Bourdon l’avait initiée à ce jeu de totale
dissimulation. Pourtant, Craon n’avait-il pas « senti » leur amour ?
Elle se rembrunit en se souvenant d’avoir perdu l’homme qu’elle aimait.
— Tu sembles bien rêveuse, ma princesse ?
remarqua son frère qui l’observait.
— Je pensais à Nicolas Flamel, mentit-elle. Pour
l’épier, choisis le plus malin, à l’aspect le plus angélique.
Louis s’empara d’une brochette d’anguilles, réfléchissant.
— Gustaff ! s’exclama-t-il en
brandissant sa brochette. C’est lui qu’il nous faut ! Il a une gueule d’ange,
mais des dents de requin. Il marcherait sur sa mère s’il le fallait pour se
pousser sur les plus hautes marches.
— « Gustaff » trahit son origine
germanique. Disons…
Isabelle mordit dans un petit boudin aux marrons, parfumé
au gingembre, tout en cherchant un nom de remplacement.
— Daniel de Chevreuse ! proposa-t-elle
en se souvenant d’un court pèlerinage en la chapelle Saint-Daniel à Chevreuse, qui
était censé posséder la mâchoire du prophète, alors que le roi souffrait d’une
dent gâtée. Voilà un nom qui sonne français.
— Daniel de Chevreuse ?… Vendu !
Ce nom devrait sacrément lui plaire.
— Nous lui inventerons des père et mère, et
toute une histoire qu’il devra connaître comme si elle était la sienne. Il
faudra aussi le doter honorablement en paiement de son apprentissage auprès de
Flamel. Mais que Gustaff, ou plutôt Daniel, soit toujours sur ses gardes, qu’il
n’oublie jamais que son maître est intelligent.
La reine parut si satisfaite de ces dispositions
qu’elle prit une bariole [71] fourrée de crème
et
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